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les montagnes sont moins boisées et plus sévères d’aspect, les pays cultivés plus rares, les habitants moins heureux ; les costumes sont à l’unisson ; tout y porte un cachet plus pauvre et plus mélancolique. Chaque détour du golfe couvre un horizon nouveau, quoique toujours assez resserré et terminé par les parois de montagnes escarpées qui se mirent dans la mer, tandis qu’au-dessus de toutes se dressent les cimes du Jostedalsbrae couvertes d’une neige éternelle. Cette âpre et rude région doit à la poésie un lustre impérissable ; elle a été chantée par Tegner, le barde moderne de la Suède. Nous sommes dans la patrie de Frithiof et d’Ingeborg, dont la légende a inspiré au poëte ses plus beaux vers. L’histoire de ces blonds fiancés rappelle à son début celle de Paul et Virginie. C’est sur ces pics sauvages que Frithiof allait dénicher les aiglons qu’il offrait à Ingeborg ; c’est à travers ces torrents furieux qu’il la portait dans ses bras ; c’est enfin dans ces forêts qu’il allait combattre l’ours qui décimait le troupeau de sa bien-aimée. C’est ici à Framaes que se balançait Elida, la nacelle qui transportait Frithiof de l’autre côté du golfe où le père d’Ingeborg avait son manoir, près du temple de Balder où l’on enferma la jeune fille pour la séparer de son amant. Ces poétiques souvenirs nous suivent jusque devant l’église de Vangsnaes, modeste petite chapelle en bois grisâtre et vermoulu, à laquelle le grave murmure de Quindefoss tient lieu d’orgue et de plain-chant. Son intérieur est décoré de figures d’animaux et d’arabesques fort anciens et remarquables au point de vue archéologique. Son demi-jour mystérieux, son humilité touchante et ses minimes proportions ont certainement un caractère plus chrétien que mainte cathédrale de marbre. Plusieurs grands tumuli antiques contenant les restes de héros scandinaves aujourd’hui oubliés de l’insouciante postérité, s’élèvent près du temple chrétien. Les habitants du Sognefjord ont peu de communications avec le reste du monde et leurs mœurs ont conservé une simplicité primitive. Ainsi, celles de leurs jeunes filles, dont la réputation est excellente, jouissent du privilége d’aller tête nue. D’autres portent une coiffure blanche qui n’est cependant pas la même que celle des femmes mariées. Le même soir nous descendîmes à Nornaes, pauvre village de pêcheurs perdu dans une anse du fjord et dominé par une colline sur laquelle se dressent majestueusement trois immenses pierres druidiques. L’un d’elles n’a pas moins de onze mètres de hauteur sur un mètre de largeur et environ onze décimètres d’épaisseur. Lorsque le vent souffle avec violence, la pierre se balance comme un sapin. On se demande par quel moyen on a pu la fixer au sol. Il était neuf heures du soir et la lune, projetant sa lueur blanchâtre sur ces mystérieux monuments, les faisait paraître encore plus imposants. Tous rangés en silence autour d’eux, nous évoquions les souvenirs historiques et les traditions maintenant inconnues qu’ils pouvaient avoir pour mission de retracer, quand tout à coup nous vîmes sortir de derrière une des pierres géantes la forme svelte d’une jeune fille vêtue de blanc. Notre première impression, je l’avoue, fut celle qu’on doit éprouver à la vue d’une apparition fantastique. Cette ombre vaporeuse semblait arriver à propos pour compléter l’effet du tableau. Immobile au milieu des trois pierres, elle nous regardait en silence ; en m’approchant de cette nymphe druidique, je vis avec horreur, aux rayons de la lune, un visage à moitié rongé par une plaie hideuse, et une chétive créature de seize à dix-huit ans vêtue d’une simple chemise ; d’un accent nasal elle me demandait l’aumône. Notre guide s’approcha d’elle en lui ordonnant tristement de rentrer au logis. « C’est ma fille, nous dit-il ; elle à la maladie (la lèpre), et je viens d’obtenir pour elle une place à l’hospice Saint-Georges. »

Église de Vangsnaes.

Il était impossible de retomber plus lourdement et plus bas de la sphère idéale où nous avait entraînés l’aspect grandiose des monuments de l’âge de pierre.

Comme nous regagnions le bord, nous vîmes tous les habitants du pauvre hameau de Nornaes autour de notre bâtiment qu’ils contemplaient, de leurs petits bateaux, avec étonnement et admiration ; nous leur jetâmes des biscuits et des cigares. « Est-ce bon à manger ? » nous demandaient-ils en flairant ces derniers. Leur ignorance et leur étonnement à la vue des objets les plus simples étaient saisissants ; leur longue chevelure en désordre et leurs haillons leur donnaient un aspect sauvage, parfaitement en harmonie avec les rochers perpendiculaires qui surplombaient sur notre petit yacht. Deux coups de nos petits canons donnèrent le signal de la retraite à tous ces braves gens, et nous nous retirâmes chacun dans notre hamac.

À notre réveil, le jour suivant, nous étions à Kaupanger, dans le Hystrefjord, dont les bords sont boisés et riants ; ils sont semés de plusieurs riches habitations ; en descendant sur la rive nous trouvons des habitants plus aisés et plus propres que la veille ; leurs manières sont affectueuses ; ainsi ils n’abordent l’étranger qu’en lui disant : « Dieu vous bénisse ! » ou : « Soyez le bienvenu ! » Avant de vous serrer la main, ils ne manquent jamais de déposer un respectueux baiser sur le revers de la