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porto, versait des larmes de joie dans son verre ; le prince lui avait serré deux fois la main et l’avait tutoyé. Il nous montra, sur son sofa, la place encore chaude où le grand personnage avait daigné s’asseoir. « Ce meuble, disait-il avec la gravité de la dame de Tilitudlem, ce meuble appartient dorénavant à l’histoire ! » Ceci me rappelle que, dans une circonstance analogue, où le roi Charles-Jean, le grand-père du monarque actuel, avait passé la nuit chez un de ses écuyers, la maîtresse du logis chercha longtemps son époux après le départ du royal visiteur ; elle le trouva enfin couché dans les draps encore chauds du lit où avait reposé le roi, et s’y saturant par tous les pores des émanations royales ; elle eut grand-peine à décider le courtisan modèle à se lever.

Nous arrivâmes vers midi à Fleckefjord, où nous descendîmes chez un particulier, l’hôtel de la ville étant encombré par les habitants des communes environnantes accourus pour prendre part au banquet offert à leur souverain. Par surcroît de zèle, toutes les dames de la ville s’étaient affublées de tabliers de cuisine, et elles servirent elles-mêmes le dîner royal ; MM. les étudiants, leurs fils, changeaient les assiettes. Après le repas, nous vîmes le cortége de la fête parcourir les rues de la ville ; un aide de camp donnait le bras à un gros prêtre, un autre avait préféré l’offrir à une jolie dame. me fit remarquer cette dernière qui se distinguait entre ses compagnes par ses allures dégagées : c’était une jeune fille de Bergen que sa famille avait envoyée à Fleckefjord dans l’espoir qu’elle s’y guérirait d’une passion insurmontable pour la scène. L’aspect théâtral de cette petite ville, ordinairement si paisible, les drapeaux, la musique et les guirlandes de fleurs, les uniformes brillants de la cour, avaient tout à coup ranimé les instincts artistiques de la jeune fille, et, l’œil en feu, elle suivait le cortége en poussant des cris de joie et en s’appuyant sur son grand officier.

La route conduisant de Fleckefjord à la petite ville de Ekersund, où nous allons passer la nuit, longe d’abord les rives du lac de Lundesvand, d’un aspect charmant et bordé de montagnes rappelant les Alpes ; après avoir contourné l’extrémité du lac, on pénètre dans une jolie vallée boisée où, de loin en loin, le bruit d’une cascade rompt le silence du paysage. Parfois, comme dans le voisinage d’Eide, la route passe au pied d’une chute magnifique ; mais, à partir de là, elle s’engage dans un pays de plus en plus triste et plus stérile qui conserve ce caractère jusqu’à Stavanger ; affreuse contrée où on croit errer à travers une mer pétrifiée, une vraie mer de blocs de rochers dépourvus de toute végétation, qui s’étendent, comme des vagues, bien au delà de l’horizon. Aussi est-ce avec un sentiment agréable que tout d’un coup, au brusque détour du chemin, nous saluons l’océan bleu, calme et grandiose, étendu sous nos pieds ; nous côtoyons le reste de la journée son rivage de sable. On croit que ce pays, maintenant si triste et si inculte, était autrefois cultivé, riche et à coup sûr boisé, car ses tourbières renferment d’énormes troncs d’arbres qui témoignent de l’antique végétation de ces plaines aujourd’hui dénudées. Dévastée par le roi Harald Haardfager, en l’an 1700, cette contrée n’a jamais pu reprendre son ancienne fertilité. Ses vigoureux habitants récoltent à peine quelques misérables poignées d’herbe pour nourrir leurs bestiaux. Leurs femmes, d’une propreté parfaite et douées de beaucoup de distinction dans les manières, portent une espèce de képi blanc sans visière à fond rouge.

En approchant de Stavanger, on rencontre de plus en plus de culture, mais on ne voit encore ni forêts ni arbres.

La garde urbaine de cette ville, précédée d’un respectable et gros banquier, faisant l’office de tambour, reçut le Prince au palais de l’Évêché. Les vingt mille âmes de cette ville ont pour principale occupation la pêche au hareng ; leurs maisons sont construites à cet effet, une face donnant sur la mer, destinée au commerce, l’autre sur la rue pour la vie de famille ; on dirait d’une ville hollandaise. La cathédrale, fort ancienne, d’un style mi-gothique et mi-byzantin, a son chœur éclairé par une riche rosace de vieux vitraux de couleur ; la chaire et les bancs en chêne sculpté, d’un beau travail, sont déguisés par une couche épaisse et blanche de peinture à l’huile. Le clergé de la ville attendait gravement à la porte de l’église la visite royale ; arrivés les premiers, nous causâmes une fausse alarme au saint cortége, mais le doyen, voulant conserver toute son érudition pour le prince seul, garda, jusqu’à sa venue, un majestueux silence.

Gardes nationaux à Stavanger. — Dessin de M. de Saint-Blaise.

Les rues de Stavanger sont étroites et tortueuses ; nous pûmes en embrasser l’ensemble du haut d’une grande tour surmontée d’une lanterne où se tient le garde de nuit chargé de veiller sur la ville endormie et de signaler les incendies. Le Diable boîteux, de Le Sage, serait ici admirablement placé pour faire ses études sur les mystères de Stavanger. Le soir, la ville était illuminée a giorno et toutes les croisées étaient ornées de guirlandes de fleurs. Sous une fenêtre de rez-de-chaussée, des officiers du prince contemplaient deux jolies demoiselles immobiles comme des statues, et naïvement ébahies.