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niers qui nous reçurent. Le couvent est situé sur la même montagne que Canoubin, mais bien plus élevé vers sa cime, ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait alentour un espace de terrain assez vaste, fort uni, dont une partie sert de cour et forme une terrasse devant le monastère. La vue principale donne sur la montagne opposée et le fond du vallon où le Nahr el Kadicha roule ses eaux argentines.

Les carmes ont leur logement entièrement séparé de celui des autres moines : ils ne se réunissent les uns aux autres qu’à l’église.

Celle-ci est toute petite et n’offre de remarquable que le tombeau de M. de Chasteuil, gentilhomme provençal connu pour son érudition dans les langues orientales, et qui mourut là en odeur de sainteté.

Le couvent s’appelle Mar Elicha, en l’honneur du prophète Élisée ; il est fort agréablement situé au milieu des cyprès et des rochers sur lesquels l’eau bondit de tous côtés pour retomber en cascades retentissantes.

Nous tournâmes à droite en quittant le monastère et remontâmes longtemps le cours du Nahr el Kadicha que nous avions peine à voir à cause de la grande élévation où nous nous trouvions. Le chemin devenait à chaque pas plus escarpé et plus fatigant, aussi fut-ce avec joie que nous saluâmes la ville chrétienne de Beciarrai ou Becharray, siége d’un évêque maronite, et notre dernière halte avant d’arriver aux Cèdres.

Nous restâmes en cet endroit près de deux heures, qui furent employées à prendre quelque nourriture et à laisser souffler nos montures. Je dessinai là quelques types maronites, mais bientôt une foule de curieux s’empressant autour de nous, nous cédâmes à notre impatience et reprîmes la route des Cèdres, cette fois par des chemins plus praticables. Enfin, après avoir traversé une longue plaine et gravi une petite colline, nous aperçûmes au détour d’un petit sentier encaissé les arbres fameux, but de notre voyage.


Les Cèdres.

La nature impressionne diversement chaque caractère : Volney, philosophe positif, parle en plaisantant des cèdres, M. de La Roque et les voyageurs du dix septième siècle s’exaltent et prodiguent les exclamations, d’autres entonnent le Cantique des cantiques. M. Wood ramassa une douzaine de pommes de cèdre, et grava sur l’un d’eux nos initiales. Pour moi, ma première impression fut un sentiment de respect pour ces patriarches du monde végétal, contemporains sans doute du roi Salomon, géants qui semblent narguer le temps et la cognée. J’étais, devant des arbres, des êtres inanimés, interdit comme en présence d’un personnage auguste. Je me trouvais mesquin, déplacé avec mon panama de trente francs et mon paletot parisien ; je sentais que je faisais disparate dans le tableau et je demandais en moi-même pardon à la nature de nuire ainsi par ma présence à l’effet d’un si beau paysage.

Un des moines maronites chargés de la garde des cèdres nous en fit les honneurs avec toute la conscience possible, et grâce à la lettre de recommandation de M. B… de Tripoli, j’eus l’insigne honneur de pouvoir emporter un de ces coffrets confectionnés par les religieux eux-mêmes avec le bois des cèdres que le temps et les vents de nord-ouest ont abattus. Je n’appris qu’à mon retour tout ce que mon acquisition avait de précieux, car il paraît qu’il n’en est pas de ces coffrets comme des cannes de Voltaire qu’on vend à Ferney, et qu’ils sont bien réellement confectionnés avec le bois des cèdres d’El Herzé.

Pendant la belle saison, les environs des Cèdres se peuplent, dit-on, d’une foule de fidèles. Au pied des arbres on dresse des autels sur lesquels les moines viennent dire la messe. Les cèdres ont leurs dévots comme le temple de Jérusalem a les siens ; de tous côtés on accourt en pèlerinage à El Herzé. Autrefois les Maronites avaient coutume de s’y rassembler le jour de la Transfiguration, mais le patriarche a supprimé cette cérémonie à cause des querelles qu’elle occasionnait. Maintenant les habitants des villages voisins s’y rendent tour à tour, leurs prêtres en tête, puis l’office achevé, ils tirent des coups de fusil en signe de réjouissance, boivent, chantent et dansent au son de la musique ; enfin ils ramassent quelques branches de cèdre pour en orner le devant de leurs maisons.

Les cèdres s’élèvent de soixante à cent pieds de hauteur. M. Wood a mesuré le plus gros, qui n’a pas moins de treize pieds de diamètre et couvre une circonférence d’environ cent vingt pieds.

« Un peuple florissant se propagera, dit l’Écriture, comme un cèdre du Liban. »

Les branches toujours vertes, même lorsqu’elles sont couvertes de neige, ce qui a lieu une grande partie de l’année, sont plates, touffues et horizontales : quand elles sont balancées par le vent, on croit voir des nuages épais chassés par son souffle.

On a longtemps classé le cèdre dans le groupe des mélèzes, mais aujourd’hui cet arbre constitue un genre à part. Du tronc poussent des branches dont les ramifications sont les unes presque perpendiculaires, les autres étendues et horizontales. Les feuilles sont courtes, subulées, éparses sur les jeunes rameaux, ordinairement redressées, solitaires et persistantes. Les fruits, gros comme ceux du pin, sont plus ronds, plus compactes et plus lisses. Il est à remarquer que ces arbres ne croissent dans le Liban qu’à El Herzé et dans un autre endroit appelé Radhêl, où ils sont loin d’avoir acquis le même développement.

Nous suivîmes le vol de quelques aigles qui n’habitent guère que les sommets les plus élevés d’où nous pûmes contempler d’un côté la mer et Chypre, de l’autre la vallée de Baalbeck, terminée par les monts Aqqar.

À nos yeux, c’était là la terre promise, où toutefois, pour un temps du moins, il nous était interdit de pénétrer. Nous regardâmes longtemps cette belle vallée où gisent dans leur sommeil éternel les restes de la ville du