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d’abord le touriste le plus timide ; mais il ne faut pas trop s’y fier. Souvent zaptiers et bandits s’entendent ensemble.

Nous nous mettons en marche sous un soleil brûlant. Mais bientôt nous oublions notre fatigue à la vue d’une végétation magnifique : partout des réglisses, des châtaigniers, des tilleuls d’une hauteur à laquelle l’Europe ne nous a pas habitués ; çà et là d’immenses platanes, plusieurs fois centenaires, dont les troncs creusés par le temps pourraient abriter plusieurs hommes. Nous atteignons ainsi Sabandja vers le soir, et nous nous préparons à y passer la nuit.

La réception qui nous est faite par les indigènes n’est rien moins qu’hospitalière. Après quelques heures de marche, c’est à peine si, en payant toujours, nous pouvons trouver de l’avoine et de la paille pour nos montures. Quelques Turcs à figure suspecte viennent rôder autour de nous. Aussi nous jugeons prudent de prendre nos précautions. Nous campons au milieu de quelques tombeaux de derviches, et nous nous décidons à monter la garde chacun à notre tour. Notre sommeil n’est interrompu que par les cris des chacals qui infestent la montagne voisine et les hurlements d’une caravane qui passe et cherche à effrayer les animaux malfaisants.

Au point du jour, nous quittons Sabandja, et nous commençons à gravir la montagne. Rien ne surpasse la beauté des sites que nous avons sous les yeux : nous pourrions nous croire dans une forêt vierge. Le chemin à peine frayé serpente entre des chutes d’eau, des rochers abrupts et un fouillis d’arbres inextricable.

Un cavalier à tournure équivoque s’approche de nous et jette un mauvais regard sur nos bagages. M. Bourlier lui porte son pistolet à la hauteur du visage, en lui criant : Adé ! adé ! (marche ! marche !) Notre homme est interdit d’abord : puis tout à coup il se lance à fond de train dans un sentier étroit, rocailleux, rapide comme un précipice, et disparaît.

Après quelques heures de marche, nous entendons un bruit lointain, régulier et monotone, pareil au grondement des vagues de la mer. Nos zaptiers nous disent que nous approchons du Sakaria (l’ancien Sangarius). Peu à peu, en effet, le bruit devient plus distinct et, à plus de quarante pieds au-dessous de nous, nous apercevons un fleuve rapide et tumultueux, dont les eaux bourbeuses se précipitent de chute en chute à travers les rochers et les troncs d’arbres séculaires à moitié déracinés. Enfin nous faisons halte sous de hauts platanes dont les racines semblent suspendues au-dessus du torrent.

Nous sommes à peine arrêtés depuis quelques instants, quand parvient jusqu’à nous le bruit d’un trottement précipité auquel se mêle un cri rauque et bizarre. Nous voyons déboucher dans la clairière que nous occupons le plus grotesque équipage que l’on puisse s’imaginer.

Un homme au teint bronzé, au costume oriental conservé dans toute sa pureté, nous apparaît, monté sur un cheval noir, derrière lequel est attachée une longue file de petits ânes chargés de paquets, et s’avançant sur une seule ligne à la queue l’un de l’autre. Le conducteur passe comme un éclair devant nous, hurlant guarda ! de toutes ses forces, et disparaît bientôt avec son cortége d’ânes traînés plutôt que trottant.

Nos guides nous apprennent que c’est la poste qui va de Constantinople à Bagdad.

Après quelques heures de repos, nous continuons à longer le Sangarius. Nous apercevons à droite les ruines d’un château appelé le Château du berger ; à gauche une vieille tour en ruines, dont la construction doit remonter aux premiers temps de la domination turque. Un pont, beaucoup plus ancien, en partie démoli, nous donne le moyen de traverser le fleuve.

De l’autre côté, à la vieille forêt et aux rochers succèdent les chèvrefeuilles, les plantes odoriférantes, les bosquets d’arbustes ; au bruyant Sangarius, des ruisseaux paisibles où se jouent de lourdes tortues. Nous arrivons ensuite à des terres cultivées ; nous rencontrons des jeunes filles qui reviennent des champs ; des habitations remplacent désormais les sauvages beautés de la montagne. Nous arrivons à Geiwhé.

Nous établissons notre tente dans la plaine en avant du village, sous un énorme saule qui sert d’abri à toute une colonie de grands oiseaux bleus. Leurs chants sont agréables, mais ne peuvent leur faire trouver grâce devant nous. Quelques coups de fusil dispersent la troupe harmonieuse, et nous permettent d’augmenter notre ordinaire à ses dépens. Mais nos victimes cachent sous un plumage ravissant une chair coriace qui ruine toutes nos espérances gastronomiques.

Nous passons la journée du lendemain à Geiwhé, où le mudir nous fait un excellent accueil. Il nous faut parcourir son habitation, visiter ses vers à soie, prendre plusieurs fois le café avec lui à la mode orientale. C’est au respect qu’inspire notre firman que nous devons tous ces égards.

En sortant de Geiwhé, nous retrouvons, comme dans la montagne, des sentiers étroits, escarpés, dans lesquels nous laissons nos chevaux nous conduire eux-mêmes, et nous traversons des forêts de pins, dont l’odeur pénétrante me rappelle les bois que baigne le bassin d’Arcachon. Nous descendons au charmant hameau de Lidja (les Eaux), ainsi appelé parce que, derrière la chaumière décorée du nom de mosquée, jaillit une source d’eau thermale. La fontaine est occupée en ce moment par quelques jeunes filles qui y lavent leur linge et, par négligence ou coquetterie, cachent mal, avec leur yachmack ou voile, les jolies joues que Mahomet leur défend de laisser voir aux profanes.

Nous sommes accueillis avec empressement : on nous apporte des provisions, du lait et du fromage qui nous semblent excellents après la course que nous venons de faire sous un soleil ardent. La petite vallée au milieu de laquelle nous nous trouvons est riante et bien cultivée, l’opium y est abondant ; nous la choisissons pour théâtre de nos observations.