Page:Le Tour du monde - 03.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas épargné le moins haineux des hommes, et il a appelé M. Thibaut « le gamin de Paris. » Le mot est très-juste, mais dans le bon sens, et Werne ne l’entendait pas ainsi.

Une anecdote entre mille peindra cet homme d’une si vive originalité. Il y a vingt-deux ans, Méhémet-Ali vint à Khartoum, avec le désir de faire de cette ville naissante un centre d’où sa puissance rayonnerait sur le Soudan oriental. Il y avait alors dans le pays des Schelouks un aventurier indigène nommé Abderrahman, que le grand pacha voulait rattacher à ses vues politiques, et qu’il tenait beaucoup à voir près de lui. Mais l’indigène, comme tous ses compatriotes, avait les Turcs en très-haute défiance, et le vice-roi ne trouvait personne qui voulût se charger de le lui amener. De guerre lasse, pourtant, quelqu’un lui parla d’un franghi demi-arabisé, comme l’homme qui connaissait le mieux la terre des Schelouks, et sur son désir on alla chercher Haouago Ibrahim, nom indigène de mon héros. Précisément il sortait de dîner, et même de très-bien dîner. C’était le soir. Méhémet-Ali vit entrer un homme de grande taille, à barbe-grise, qui se tint immobile en attendant qu’il lui parlât.

« Est-ce toi, lui dit le pacha, qui peux me promettre de m’amener Abderrahman ? »

M. Thibaut marcha droit à lui, et empoignant fortement la barbe blanche du vice-roi :

« Sur ta barbe, lui dit-il, je te promets de t’amener cet homme ! »

Un tremblement de terre n’aurait pas plus épouvanté les officiers égyptiens présents à cette scène, que cette façon, tout orientale d’ailleurs, de faire une promesse solennelle. Méhémet-Ali, d’abord un peu ému, se rassura vite, finit par rire, et témoigna depuis à M. Thibaut la confiance qu’il méritait.

Vue de Kassala (province de Taka). — Dessin de Karl Girardet d’après M. Guillaume Lejean.

Je passai dix jours à Souakin, attendant un départ de caravane pour la province de Taka, d’où je devais gagner Khartoum par la route de l’ouest ou du sud-ouest. Dans l’intervalle, je visitai à fond l’île qui est séparée du continent par un bras de mer étroit et profond. Sur le continent s’élève le grand faubourg d’El Gherf, qui est à l’île ce qu’est, parmi nos ports de France, Saint-Servan à Saint-Malo. L’île paye des impôts, mais El Gherf est probablement le seul coin du globe où l’impôt soit inconnu. J’en fis une épreuve assez bizarre. Après avoir levé le plan de la ville, j’avais aussi attaqué le faubourg, quand une furieuse émeute me força à rengainer ma boussole et le reste. Le bruit s’était répandu que « le Franc maudit était venu compter les maisons pour faire établir des impôts comme à Souakin. » Les hommes, je dois le dire, essayaient de calmer l’insurrection, mais à toutes les portes apparaissaient d’affreuses mégères, et si je ne comprenais pas trop les injures arabes qui