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adieu à cette belle rivière, et se dirigèrent, parallèlement au Murray, vers la jonction de ce fleuve avec le Darling. C’était là que le troupeau devait être vendu à un squatter d’Adélaïde. Ils y arrivèrent quinze jours après avoir quitté le Lachlan. La traversée du Murray, large en cet endroit d’un demi-kilomètre, couronna dignement ce grand voyage.

Un grand nombre de sauvages étaient campés sur les bords du fleuve et avaient des canots tout prêts pour aider les voyageurs à le traverser. Les tribus du Murray et du Darling sont aujourd’hui les plus nombreuses en Australie, particulièrement celles du Darling ; aussi l’on entend encore quelquefois parler de déprédations commises par eux dans des stations écartées. Il y a quelques années seulement, dans une station située sur cette rivière, une tribu de noirs enleva un troupeau de moutons. Le châtiment ne se fit pas attendre : ils étaient environ trois cents festoyant autour d’un véritable carnage de ces animaux, lorsqu’une vingtaine de cavaliers (tous les squatters des environs rassemblés à la hâte) arrivèrent et chargèrent la tribu. Déroulant leurs grands stockwhips, ils labourèrent de coups de fouet ces pauvres voleurs absolument nus[1], qui s’enfuyaient dans toutes les directions. Quelques-uns furent tués, et ce fut une leçon pour les autres. Les noirs ont une grande frayeur des squatters ; ils les considèrent comme des centaures armés d’un fouet terrible, qu’ils redoutent plus qu’une arme plus dangereuse.

Après avoir traversé le Murray, Darchy fit la remise de son troupeau au nouvel acquéreur qui l’attendait de l’autre côté du fleuve. Il le lui vendit au prix de cinq livres dix shillings par tête, réalisant ainsi sur le prix d’achat un bénéfice de quatre mille livres sterling, soit cent mille francs. Il vendit aussi ses chevaux et ses chariots, et cette seule vente servit à couvrir ses frais de voyage, car chevaux et chariots valaient plus dans le district d’Adélaïde qu’ils ne lui avaient coûté à Sidney.

Ces transactions terminées, tous revinrent à l’auberge située au bord de la rivière, ou un copieux dîner arrosé de champagne termina l’expédition. Le lendemain, ceux qui l’avaient composée se séparèrent. Darchy et ses deux amis partirent pour Adélaïde, les stoclkeepers allèrent chercher de l’emploi dans les stations voisines, et Leuba, monté sur un des meilleurs chevaux de Darchy, dont celui-ci lui avait fait présent, prit seul la route de Melbourne pour revenir à Yéring.

Il avait déjà chevauché pendant trois jours à travers les plaines qui s’étendent sur la gauche du Murray, dans la direction de Swanhill, couchant chaque soir, enveloppé dans sa couverture, près des huttes de quelque station, préférant la terre nue aux lits de camp des bergers ou des stockeepers qui tous lui offraient l’hospitalité, lorsque le quatrième jour, comme il quittait la station ou il s’était arrêté, on lui recommanda de prendre, à douze ou quinze milles de là, sur trois chemins qui s’offriraient à lui, celui du milieu, qui le conduirait au meilleur passage d’un ruisseau bourbeux qu’il avait à traverser.

Il suivit ces recommandations ; mais, entré dans l’eau, il trouva la vase si profonde qu’il se persuada qu’il avait fait fausse route (quand on est seul dans le bush, on craint toujours de se tromper, et même les plus aguerris ne sont pas exempts de cette crainte), il rebroussa chemin et reprit une autre des pistes qui le ramena à un autre passage du même ruisseau. Entré de nouveau dans cette eau bourbeuse, il n’était plus qu’à quelques pieds de l’autre bord, quand, après un violent effort, son cheval resta tout à coup immobile : un gros tronc d’arbre mort était enterré dans la vase, et la pauvre bête, ayant passé sa jambe droite de devant par-dessus cet obstacle, ne pouvait retirer sa jambe gauche prise derrière le tronc qui lui touchait le poitrail. Leuba se laissa glisser et chercha à la dégager, mais plus elle se débattait plus elle s’enfonçait dans la boue. Au lieu de s’épuiser en efforts inutiles, il aurait dû retourner à pied en arrière, chercher des cordes et des hommes ; il attendit, mais en vain, espérant que quelques passants lui viendraient en aide. La nuit survint sans que sa position fût améliorée, le cheval épuisé pouvait à peine tenir sa tête au-dessus de l’eau boueuse.

Un arbre s’était penché sur le ruisseau au-dessus d’eux, Leuba y monta et s’y cramponna, tenant dans ses mains les rênes de son cheval pour lui soutenir la tête. Harassé de fatigue, il s’endormit, et au point du jour, quand il se réveilla, il n’avait plus dans la main que l’extrémité de ses rênes ; la tête de son cheval était à demi immergée dans l’eau, et la pauvre bête était morte.

Notre ami pleura sa monture, mais le malheur était sans remède ; il n’avait d’autre ressource que de gagner la station la plus voisine où peut-être il pourrait s’en procurer une autre. Il fit donc un seul paquet de sa selle, de sa couverture et de sa bride, le tout, avec sa valise, pesant plus de soixante livres, et se mit tristement en route avec ce lourd fardeau sur le dos. Que de fois il se retourna pour regarder la place où il laissait la triste carcasse de son cheval mort ! Mais il fallait marcher, le soleil allait devenir brûlant, et la faim commençait à le presser. Vers dix heures, après avoir fait au moins dix milles, il découvrit l’emplacement d’une station où il arriva une heure après, mourant de fatigue, de faim et de soif.

Après avoir déjeuné et s’être reposé un peu, il demanda à acheter un cheval. La station où il se trouvait était une station de moutons, par conséquent peu fournie en chevaux, et l’intendant, qui y résidait en l’absence du maître, n’en avait qu’un seul assez mauvais dont il pût disposer et dont il demanda trente livres. C’était à prendre ou à laisser ; Leuba accepta le marché ; mais quand il présenta une traite sur l’Union-bank de Melbourne, le vendeur hocha la tête et refusa de l’accepter. Leuba n’avait sur lui que quelques livres en espèces ; c’était assez pour faire son voyage, car il n’avait rien à débourser dans les stations où jamais on ne refuse un dîner à un

  1. Les noirs sont entièrement nus dans ces districts éloignés.