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de l’immortalité de l’âme, et dans cette anarchie religieuse ils arrivent à ne suivre aucune secte. Leur pays est divisé en trois districts principaux administrés par des chefs appelés Moqaddamin, et qui relèvent du pacha de Tripoli.

J’allai dans l’après-midi visiter la Marine, nom générique donné, dans les échelles du Levant et même en Italie, à tout faubourg servant de port à la ville.

Les bâtiments des messageries stoppent dans la courbe formée par l’anse de Tripoli et les îles des Lapins et des Pigeons, mais ces bâtiments y séjournent peu à cause du mauvais mouillage et des vents du nord-ouest qui, venant du golfe de Tarsous en Caramanie, soufflent une partie de l’année dans ces parages.

La Marine de Tripoli est un amas de maisons orientales occupées en grande partie par le commerce, et qui s’étalent pittoresquement sur la grève avec leurs kiosques et leurs façades dépourvues d’ouvertures. On y voit des débris d’habitations anciennes et quelques colonnes ensablées. Sept tours subsistent encore grâce à leur construction solide, depuis l’embouchure du Nahr el Kadicha jusqu’à la Marine.

La première chose qui frappe les yeux à côté des oisifs accroupis fumant tranquillement le chibouque, c’est une multitude d’âniers qui viennent offrir des montures pour Tripoli. Une centaine d’ânes sont là qui attendent, et à peine est-on sur leur dos que, sans qu’il soit nécessaire de les exciter, ils partent au galop jusqu’à la ville, suivis du says[1] qui règle tout le temps sa course pédestre sur la vôtre.

C’est une charmante race que celle de ces petits ânes de Syrie ; alertes, vifs, l’œil intelligent, la tête fine, les jambes sèches ; leurs formes élégantes ont aussi peu de rapport avec le tranquille compagnon de nos maraîchers que la race caucasique avec la race nègre.

En retournant à la ville sur une de ces gentilles montures, je pris une vue générale de Tripoli des bords du Nahr el Kadicha d’où l’on découvre parfaitement le fameux château des croisés bâti par Raymond de Toulouse.

Le lendemain, muni des renseignements et des lettres de recommandation que voulut bien me donner M. B…, je me dirigeai vers les Cèdres, monté sur un mulet de campagne et accompagné de M. Wood, jeune Anglais du comté d’York qui, logé chez un négociant de sa nation, avait appris mon départ et vint m’offrir sa compagnie. Je n’aime pas beaucoup à voyager seul ; j’acceptai et n’eus qu’à me louer de cette rencontre.


De Tripoli au monastère de Canoubin.

Nous arrivâmes à Djébaïl pendant la plus grande chaleur du jour.

Cette ville est d’origine phénicienne et portait le nom de Biblis que les Grecs changèrent en celui de Byblos ; les Arabes lui ont donné son nom actuel à cause de son élévation sur une colline[2]. C’est sur la pente de cette colline exposée au midi que croît le tabac de Djébaïl dont j’ai parlé précédemment, et l’un des plus estimés de la Syrie.

Les habitants de Byblos étaient très-renommés dans l’antiquité comme marins, et c’était de leur port que partaient les bois destinés à la construction du temple de Salomon.

Byblos tomba tour à tour sous le joug d’Alexandre le Grand, des empereurs grecs, des Sarrasins, des Génois croisés et enfin des Turcs lors de la conquête de la Syrie par Sélim Ier. Aujourd’hui Djébaïl est comprise dans le pachalik de Tripoli ; quelques ruines, insignifiantes sortent çà et là de terre pour témoigner de son antiquité.

En sortant de Djébaïl on entre dans le Liban. Les montagnes s’élèvent plus escarpées et plus abruptes ; quelques villages maronites, jetés comme des nids d’oiseaux dans des vallons ombreux en coupent agréablement la monotonie. Nous ne tardâmes pas à arriver dans une vallée délicieuse où serpente la rivière de Tripoli, le Nahr el Kadicha ; en remontant le cours de la rivière, la vue est frappée de nombreuses grottes naturelles enfouies dans un bois de cyprès, de platanes et de chênes verts. Ces grottes servirent sans doute de retraite à des solitaires, car on voit que souvent dans leur construction la main de l’homme a aidé la nature. Au reste, j’avoue que je comprenais parfaitement, en admirant ce site pittoresque, l’amour des bons anachorètes pour leur jolie Thébaïde.

Nous passâmes et repassâmes plusieurs fois ainsi le Nahr el Kadicha sur de petits ponts de pierre à moitié ruinés, toujours parmi des bocages fleuris ou dans des allées couvertes dont le feuillage est en quelques endroits tellement pressé que le soleil ne peut y pénétrer.

Il nous fallut pourtant reprendre la montagne et ses sentiers escarpés pour arriver à Canoubin où nous devions nous arrêter.

Le chemin devint bientôt tellement perpendiculaire, que nous fûmes obligés plusieurs fois, pour ne pas glisser à terre, de saisir les crins de nos mulets. C’est au milieu de cette nature bouleversée qu’on apprécie ces utiles animaux. Il est merveilleux en effet de les voir poser avec fermeté leur large sabot sur les rochers les plus glissants, s’arrêtant à chaque obstacle et ne levant jamais un pied que lorsque l’équilibre est complet sur les trois autres.

Le pays que nous traversions est d’un aspect étrange et saisissant. Tant qu’on gravit les flancs de la montagne, l’œil effaré ose à peine mesurer ces énormes blocs de calcaire qui semblent suspendus sur vos têtes, tandis qu’à vos pieds l’abîme est là ouvrant sa bouche immense. Mais, au moindre plateau, se révèle toute la vigoureuse fertilité de cette terre ; des bouquets d’arbres s’élancent droits et forts du sein de quelque oasis inattendue ; des mousses, des caroubiers à végétation fantastique, des chênes rabougris à feuilles teintées d’un vert sombre, des aloès aux branches épineuses sortant des pierres comme des géants armés pour vous couper la route, et l’eau tombant en gouttes scintillantes des blocs

  1. Says, ânier.
  2. Djebel, en arabe, veut dire montagne.