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à l’office du surveyor général à Melbourne, une demande à l’effet d’obtenir un arpenteur pour mesurer les six cent quarante arpents que nous voulions acheter alentour, et nous engageâmes des charpentiers pour transporter nos huttes et établir les nouveaux yards et les nouvelles clôtures. Enfin, avec l’aide de quelques voisins et de quelques ouvriers des environs, nous entreprîmes de construire sur la Yarra, un pont assez large et assez solide pour que nos lourds chariots et nos attelages de bœufs pussent le traverser. Ces ouvriers étaient des charpentiers de vaisseau ; des marins qui avaient quitté la mer pour aller aux mines, en étaient revenus désappointés et s’offraient pour faire toute espèce de gros ouvrages dans les fermes des environs de Melbourne. Afin de nous assurer un droit sur notre pont, nous le construisîmes à l’angle même de notre future section. De l’autre côté, le terrain appartenait à des Écossais qui furent pour nous d’excellents voisins, nous offrirent l’aide de leurs bras et de leurs bœufs de trait, et nous autorisèrent à faire une route qui, de notre pont, irait rejoindre la leur, aboutissant elle-même à celle d’Yéring.

Bientôt un premier tronc fut abattu dans la rivière, et celui-ci servit à en faire glisser d’autres qui furent traînés par nos bœufs, et l’air retentit des cris des conducteurs et des chants des ouvriers marins, qui marquaient la cadence pour tirer les cordes passées dans les poulies. Trois poutres immenses, trois arbres presque entiers supportèrent le tablier du pont, long de cent huit pieds, et un éperon de bois fut établi dans la rivière pour le protéger et rompre la force du courant.

En quinze jours ce pont fut terminé, et quand notre ami le major Paseley, ingénieur en chef de la colonie, vint nous voir quelque temps après, il me marqua son étonnement de ce que nous avions pu exécuter un pareil ouvrage avec quelques poulies et quelques crics seulement.

De l’autre côté de la rivière, nous fûmes obligés d’ouvrir notre route avec la hache. Elle fut bordée pendant près d’un kilomètre, d’un véritable mur de lianes et de plantes grimpantes qui couraient dans tous les sens sur le sol et tombaient des branches des mimosas pressés les uns contre les autres. Les oiseaux couvaient leurs nichées, pendant que la hache abattait ces arbres où ils s’étaient crus bien en sûreté. Un pigeon doré resta dans son nid tout au bord, à hauteur de main d’homme, malgré le bruit qui se faisait autour de lui, jusqu’au jour où sa jeune famille prit son vol.

Nous avions parmi nos ouvriers un vieux convict de soixante ans, qui était depuis trente ans dans la colonie.

La province de Victoria n’a jamais reçu de convicts ; elle les a même tellement en horreur que son gouvernement fit une loi qui repoussait du territoire les convicts libérés des autres provinces. Cependant, dans ce pays ou nul ne vous demande, si vous n’y donnez pas sujet, qui vous êtes et d’où vous venez, plus d’un a pu se fixer et même fonder un établissement prospère. Notre vieux Tom n’était pas riche, mais il était si bon ouvrier, il avait une figure si ouverte et si honnête, qu’il a peut-être aujourd’hui sa maison et son coin de terre.

Le système pénitencier de la déportation est entre tous le plus humain et celui qui produit les meilleurs résultats. Tom avait été, disait-on, déporté pour des fautes graves. Il avait eu peut-être un fort mauvais visage ; mais sous l’influence d’un climat nouveau, loin des causes qui avaient amené sa dégradation, dans une contrée où il se trouvait abrité en partie de sa honte, et par cela même débarrassé de la haine qu’il aurait toujours gardée à la société, il avait repris une bonne physionomie. Content de son honnêteté actuelle, d’autant plus qu’elle était pour lui un bien acquis, il y tenait plus encore que s’il n’y avait jamais failli. Pour mon compte je lui aurais, sans avoir pris de témoins, donné ma bourse à garder.

Trois mois après notre installation, Dalry avait entièrement changé d’aspect. Nous avions transporté notre hutte et celle de Bradshaw, construit une hutte nouvelle pour les ouvriers, une écurie pour nos chevaux, établi une excellente laiterie avec un toit double, le toit inférieur en chaume sous un toit d’écorce, et trois maçons de notre pays qui étaient venus nous demander de l’ouvrage, creusaient les fondements d’une bonne maison en pierre.

Pour suffire à toutes ces dépenses nous avions vendu près de deux cents têtes de bétail gras à neuf livres la tête, au moins cent cinquante veaux qui valaient à Melbourne près de trois livres chacun, les veaux ne pouvant être amenés d’aussi loin que le gros bétail et les moutons, sans compter nombre de bœufs de trait et de vaches laitières qui se vendaient de douze à dix-huit livres sterling.

Le moyen employé pour habituer ces vaches sauvages à se laisser traire était assez ingénieux : lorsqu’en parcourant notre run nous rencontrions une vache avec un nouveau-né, nous la chassions vers nos yards avec le groupe de bétail dont elle faisait partie. Là, elle était séparée des autres bêtes et on la faisait entrer dans un carré en avant d’un hangar, derrière lequel se trouvait un étroit couloir ou l’on chassait le veau. La vache entendant les cris de sa progéniture se précipitait sous ce hangar dans une stalle construite à cet effet, au fond de laquelle se trouvait une ouverture donnant sur le couloir par où une vache pouvait passer la tête. Sitôt qu’elle s’y était engagée on redressait un poteau mobile sur le côté de cette ouverture, on le fixait au haut au moyen d’une simple cheville, et la pauvre bête était prise, ne pouvant retirer ses cornes en arrière. Alors on lui prenait un de ses pieds de derrière avec un nœud coulant et on le lui attachait à un fort poteau. Retenue par la tête, n’ayant plus que trois pieds pour se tenir debout, elle ne pouvait opposer la moindre résistance, et n’eût-elle jamais été touchée par la main d’un homme, un enfant pouvait la traire. Après l’opération on ouvrait, à côté d’elle, une petite porte par où le veau entrait tou-