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Lorsque le jour parut, je sellai mon cheval, et, décidé à ne pas me perdre davantage, je revins sur mes pas jusqu’à l’embranchement où je m’étais trompé la veille. Là, je le laissai faire à sa tête, et cette fois il repartit léger et animé sur la bonne route.

À huit heures du matin, l’ami Typoon me servait un bon déjeuner, pendant qu’il me répétait en riant de ma mésaventure : Oh ! mister Hubert, no good sleep bush, bush no good (Il ne pas bon de dormir dans le bush ; bush pas bon).

Nous commençâmes aussitôt les préparatifs pour la réception de notre monde. Par ordre de mon frère, l’intendant alla dans l’intérieur chercher un troupeau de bétail maigre, acheté pour la station, et nous transportâmes tout notre établissement personnel dans sa maison à peine terminée. Typoon était ravi de l’annonce d’une compagnie aussi nombreuse ; il allait devenir un homme important, et, de plus, on lui donnait un des fils du vigneron pour marmiton.

Au bout de deux jours, tout resplendissait de propreté dans le cottage destiné aux dames seulement. Le chariot aux provisions était arrivé ; sur ce chariot se trouvait un piano que nous plaçâmes dans le salon. Typoon reçut un complément de vaisselle, la cave un renfort de vins de France. Bref, tout était prêt, et je repris le chemin de Melbourne pour avoir le plaisir de faire la route avec nos amis.


La vie fashionable dans le bush.

Quand j’arrivai le soir à Fairlie-House, je trouvai tout le monde dans les meilleures dispositions pour le départ du lendemain. Lloyd était arrivé d’Avenel, et la société des dames se trouvait augmentée encore d’une jeune dame française débarquée de la veille. Fille d’un officier supérieur de l’intendance française et femme d’un officier anglais, alors inspecteur d’une des mines de Victoria, Mme B… arrivait de France où elle était restée dans sa famille jusqu’à ce que son mari eût préparé leur home en Australie. M. B… était grand ami des hôtes de Fairlie-House, et comme il ne pouvait rejoindre sa femme avant une dizaine de jours, il fut décidé qu’elle viendrait l’attendre à Yéring.

Après le déjeuner qui servit de rendez-vous général, on s’organisa pour le départ. Quatre de nos dames devaient faire la route à cheval, escortées par cinq cavaliers. Acland A… conduisait en voiture sa mère et Mme B… ; ensuite venait une sorte de fourgon avec quelques domestiques.

Nous fîmes halte à moitié chemin. Guillaume de P… était venu d’Yéring à notre rencontre, et notre joyeuse compagnie d’amazones et de cavaliers, assise sur l’herbe de la forêt australienne, aurait pu faire le sujet d’un charmant tableau. Attachés tout autour de nous, chacun à un arbre différent, nos chevaux complétaient la scène. Bientôt nous nous remîmes en marche, et, reprenant une allure animée, nous arrivâmes à la station longtemps avant le coucher du soleil.

Aujourd’hui tout est bien changé à Yéring. Le cottage en bois fait humble figure à côté d’une élégante habitation en briques, attendant le jour où il sera condamné à disparaître pour cause de vieillesse, et Typoon et son frère, qui cultivent ensemble une petite ferme sur la station, sont remplacés par des domestiques anglais. Aussi notre arrivée alors avait-elle un charme de bonhomie qu’elle n’aurait plus de même aujourd’hui.

Du plus loin qu’il nous aperçut, Typoon, vêtu de ses plus beaux habits, courut au-devant de nous, criant et riant de joie et répétant chaque instant : Oh ! very good, very good you come (Vous êtes les très-bienvenus). Chacun lui adressait un mot amical, chacun riait de ses courbettes et de ses very good. Quand Mme A… fut descendue de voiture, il alla à elle et dans sa joie lui tendit la main, qu’elle prit amicalement pendant qu’il répétait toujours : Very good you come. Son mouvement nous fit beaucoup rire ; il semblait que c’était lui-même qui recevait tout ce monde. En quittant la main de Mme A…, il se dirigea tout courant vers sa cuisine, en criant : Dinner very good, plenty dinner very good (Le dîner très-bon, copieux, dîner très-bon). Nous fûmes obligés de le calmer un peu, afin de laisser a nos dames le temps de s’installer chez elles, et nous allâmes nous organiser dans la maison neuve de l’intendant.

Après un laps de temps suffisant, nous revînmes au cottage. Nos dames nous attendaient, en toilette du soir, et miss A… faisait déjà résonner le piano sur lequel elle avait retrouvé sa musique apportée par son frère.

Jugez si notre dîner fut gai ! Typoon l’avait ordonné avec une prodigalité telle, que, lorsque la table ne put plus recevoir ses mets, il en couvrit la desserte. Nous nous récriâmes sur ce qu’il se donnait trop de besogne ; mais il prit un air de dignité offensée, disant que cela était convenable pour l’honneur de son maître, et qu’il aurait pu faire encore bien davantage.

On se retira de bonne heure ; si habituées qu’elles fussent à monter à cheval, quatorze lieues d’une traite devaient avoir un peu éprouvé de jeunes personnes.

Le lendemain, après le déjeuner, comme il nous fallait beaucoup de chevaux de rechange, on décida de rassembler tous ceux de la station dans les yards. Nous partîmes tous ensemble, et, laissant nos dames sous la conduite de Lloyd, d’Acland et du capitaine, Guillaume, Paul et moi nous nous mîmes à la recherche de différents mobs de chevaux pour les réunir en un seul troupeau à l’extrémité de la grande plaine.

Nos amis suivaient en nous attendant la bordure des collines, lorsque tout à coup nous débouchâmes, chassant à fond de train tous les chevaux devant nous. D’ordinaire, on évitait de déranger le bétail en passant à travers les pâturages, mais ce jour-là ce fut une course effrénée, et de tous côtés, du milieu des grandes herbes, le bétail, effrayé de nos cris et de nos claquements de fouets redoublés, s’enfuyait vers les collines, d’où, chevauchant ensemble, nos invités dominaient toute la scène.

Lorsqu’ils furent tous rassemblés, on sépara les chevaux dressés, afin de les garder tous à notre disposition