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ric à qui une vision prophétique montre ses descendants sous la forme successive de lions, de loups et de petits chiens. Je crois que le père de Méhémet-Ali eût pu avoir une pareille vision, et que son rêve n’eût guère menti. Le lion, ç’a été le grand pacha, l’un des plus puissants pétrisseurs de nations que les temps modernes aient vus. Méhémet-Ali a eu un grand malheur, c’est d’avoir eu pour panégyristes ses fonctionnaires européens, qui, n’ayant pas la liberté de blâmer certains faits et certains hommes, ont eu, à mon sens, le tort de ne pas se taire à propos. Le public d’Europe a répondu à un excès de louanges par une incrédulité excessive. J’avais besoin de voir l’Égypte pour apprécier Méhémet-Ali. Les trois piles du pont de Trajan, que j’ai admirées il y a trois ans en descendant le Danube, étonnent le voyageur plus encore peut-être que ne le ferait le monument s’il était resté entier : l’œuvre colossale du destructeur des mameluks impose encore une admiration du même genre, même après les ruines entassées par Abbas et Saïd-Pacha.

Méhémet-Ali a été par moments un souverain d’Orient ; c’est dans un de ces moments-là qu’il a exterminé les mameluks, qui d’ailleurs le méritaient bien et qui avaient le tort de la provocation : ils avaient essayé de l’assassiner dans l’Hedjaz. On lui reproché l’oppression des fellahs et les violences qui ont parfois signalé ses réformes, et deux grands écrivains, MM. de Chateaubriand et de Lamartine, sous l’impulsion d’une indignation plus généreuse qu’impartiale, ont dénoncé à l’Europe ce prétendu réformateur qui broyait les peuples sous prétexte de les civiliser. Je ne veux pas excuser ces violences, surtout envers ces doux et laborieux fellahs, qui sont vraiment les Bulgares de l’Afrique ; mais il faut bien se dire que l’Égypte n’a jamais été gouvernée autrement depuis les Pharaons ; qu’aujourd’hui, sous le philanthrope Saïd-Pacha, le fellah vit exactement sous le même régime que sous le vieux, et que le courbach sera longtemps encore, je le crains bien, une nécessité gouvernementale pour la race indolente et passive de l’Égypte. C’est dans ses admirables institutions qu’il faut étudier Méhémet-Ali ; dans ses écoles d’où sont sortis ces médecins et ces savants qui honorent la jeune Égypte ; dans ses établissements de bienfaisance, dans ses lois dont je ne citerai qu’une seule : « Quiconque achètera un esclave devra, au bout de neuf ans, lui donner la liberté, après lui avoir fait apprendre au moins à lire. »

Après le lion, le loup, qui est Abbas-Pacha ; puis est venu un charmant homme, tout imprégné de civilisation, doux, pacifique, d’humeur gaie et d’habitudes indolentes, fait pour vivre d’un million de rentes dans un palais du Nil, mais l’homme le moins propre au gouvernement d’un État en crise de transition. J’ai nommé Saïd-Pacha. Sous son règne, l’émancipation de l’Égypte a reculé, le commerce et le crédit public ont décliné, le budget a été mis au pillage pendant que les traitements des employés de tout grade, devenus flottants et illusoires, ont obligé nombre de fonctionnaires à vivre de concussion ; le Soudan, la plus belle, comme avenir, des conquêtes de Méhémet-Ali, a été désorganisé et presque abandonné ; les Abyssins et les bandits de toute nation insultent impunément les frontières, et l’Égypte va doucement à sa ruine sous la main d’un brave homme qui joue au soldat, donne des fêtes, et semble, en affaires, avoir pris pour devise la maxime anglaise : « Les soucis tueraient un chat. »

N’ayant pas un livre à faire sur l’Égypte, je me hâte de vous dire que le 7 février au matin je quittai le Caire, par la gare de Bal-el-Had, en compagnie de Georges, ce compatriote avec lequel j’avais d’abord projeté le voyage de la basse Nubie. Vous avez entrevu à Paris ce charmant garçon dont l’esprit ouvert à toute belle impression, la cordialité et l’inaltérable bonne humeur ont réalisé pour moi le type véritable du Français en voyage. Nous prenons nos billets et nous sommes poursuivis dans la gare par un employé arabe qui nous demande un bakchich pour nous avoir passé nos billets ; déjà ruinés de pourboire, nous refusons et nous recevons, dans le pur arabe d’Égypte, une malédiction que je me fais consciencieusement traduire : « Que les os de leurs pères brûlent en enfer ! » Georges est tout fier d’avoir été maudit dans la langue des kalifes, et dit avec raison que ce souhait est sinon plus aimable, du moins plus poétique que celui d’un cocher parisien en pareil cas.

Nous voilà, cinq minutes après, lancés en plein désert, à la vitesse très-modérée de six lieues à l’heure. Les chameliers arabes qui conduisent le long de la voie leurs lentes bêtes chargées de guerbes d’eau ou de couffes de sésame, n’en regardent pas moins avec stupéfaction cette file de quarante wagons emportés rapidement vers la mer Rouge par une force invisible et murmurent : « Blis (le diable) ! » Pour nous plus encore peut-être que pour eux, il y a dans ces chars de feu qui sillonnent le plus désolé et le plus immobile des déserts, une antithèse que toutes les phrases du monde ne feraient qu’affaiblir. Je me récite à demi-voix, comme une musique, les admirables strophes des Orientales qui commencent ainsi :

L’Égypte ! elle étalait, toute blonde d’épis,
Ses champs bariolés comme un riche tapis.
  Plaine que des plaines prolongent ;
L’eau vaste et froide au nord, au sud le sable ardent,
Se disputent l’Égypte : elle rit cependant
  Entre ces deux mers qui la rongent…

Georges regarde le désert avec une attention silencieuse et passionnée que je ne tarde pas à partager. Ceux qui n’ont jamais vu le désert se figurent quelque chose comme une immense grève, et rien de plus inexact que cette comparaison. C’est bien une surface plate et sablonneuse, mais solidifiée par les pluies et balayée par les vents : elle présente au regard une croûte grise ou noirâtre que mon compagnon comparaît assez justement à un immense dallage en bitume. Les lits de torrents desséchés (ouadi) qui rayent cette surface ne sont pas plus profonds que les sillons dessinés par la pluie sur la poussière de nos chemins. Partout, du reste, la stérilité