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À Sandmoën vont aussi cesser les costumes bariolés du Hardanger, les tailles courtes et les jupons rouges des femmes ; de l’autre côté des montagnes, vers Bergen, nous trouverons d’autres types moins lourds, plus gracieux, mais aussi nous ne retrouverons nulle part en Norvége d’aussi solides gaillards, des charpentes aussi robustes que nos guides du Vöring et nos rameurs d’Eidfjord.

La vallée de Sandmoën est fort belle ; elle contient en outre une admirable chute, Ostudfoss, derrière laquelle on peut se glisser par un étroit sentier. Rien d’imposant comme le mugissement des eaux qui tombent du sommet de l’étroite caverne d’où on les contemple. C’est à une lieue de Sandmoën, de l’autre côté du fleuve, qu’on passe à gué, que se trouve Ostudfoss.

Un peu après se dresse au fond de la vallée une énorme croupe en forme de tour, toute couverte de bouquets de bouleaux et de pins épars sur une prairie d’un vert tendre. L’ascension de la montagne prend une heure sous les arbres et par un sentier praticable ; au sommet commence un fjeld interminable qui, pour le moment, est complétement noyé ; des volées de bécassines partent des marais (changés en lacs) qui sont leur demeure habituelle. Les ruisseaux sont devenus des torrents et les torrents des fleuves impétueux.

Les chevaux norvégiens traversent tout cela comme ils peuvent, portant, outre le cavalier, le guide en croupe. Quelquefois l’eau les emporte, mais ils reprennent pied et touchent la rive sans autre accident que des bains un peu trop prolongés.

La traversée du fjeld dura quatre heures, et je crois que, sans leurs chiens, jamais nos guides n’eussent retrouvé le chemin dans les fouillis de bouleaux nains qui couvraient les roches ; de temps en temps on s’arrêtait sous des abris établis là pour les traîneaux qui l’hiver font en quelques heures cette route interminable en été.

En face de nous s’ouvrent trois vallées larges, solitaires, couvertes de grands bois et sillonnées de chutes nombreuses ; au-dessus la neige des fjelds plus élevés se découpe en taches blanchâtres sur le gris uniforme du ciel. De chemin, plus de traces. Un sæter est perché tout en haut d’une roche ; on y grimpe, et, vérification faite, c’est dans un marais qu’il faut s’engager, puis côtoyer un lac débordé, puis traverser une rivière également sortie de son lit, tant et si bien qu’on arrive à un gaard d’assez pauvre apparence et répondant au nom d’Ekeland ; les gens qui l’habitent parlent patois ; au bout d’un quart d’heure on finit par se comprendre ; il s’agit de changer de chevaux ; les nôtres vont s’en retourner ; en aurons-nous de nouveaux ? Un vieux bonhomme, qui lit la Bible dans un coin, se mêle à la conversation ; il veut nous prouver que le chemin est long, le temps détestable, et qu’il vaut mieux coucher sous son toit (une baraque mal jointe encombrée de dix enfants en bas âge). Voyant que l’on ne se rend pas à ses raisons, il finit par dire qu’il a deux chevaux, mais que nos couvertures mouillées étant trop lourdes, il ne faut pas les prendre en croupe et qu’il nous faut rester ici : « Eh bien ! fais-moi un bâton, j’irai à pied ; le cheval portera le bagage… » Un des hommes de la maison, voyant que la ruse naïve ne réussit point, consent à prendre le bagage sur son dos pourvu « qu’on le paye comme un cheval », et nous partons heureux de n’avoir point à passer la nuit dans cet intérieur par trop norvégien.

Le site aux environs d’Ekeland commence à être fort beau, et n’était l’inondation générale qui nous force à monter sur les roches pour éviter les prairies submergées, nous n’aurions pas à regretter d’être venus là. Nous traversons une troisième rivière d’une largeur fort respectable, et nous commençons à descendre une sorte d’escalier qui aboutit au fond d’un vaste cirque sur le versant opposé des montagnes.

Rien de sévère comme l’aspect de ce coin ignoré ou nos guides même ont peine à trouver un chemin : au fond du cirque une chute d’un volume énorme, Braten foss, se précipite d’une hauteur d’au moins cinq cents pieds pour former une petit lac écumant, puis une large rivière que nous traversons un instant après. Pendant deux ou trois lieues le chemin est encore problématique ; c’est dans l’eau que nous marchons, mais la vallée se resserre et devient plus profonde ; le torrent grossi se contente de mugir au fond, et, sur sa rive gauche, que nous atteignons par une passerelle de bois, court un étroit chemin couvert de roches et suspendu sur l’abîme. Les splendides horreurs de l’Heimdal sont dépassées. Cette étroite et profonde vallée, à peine nommée et toujours déserte, gigantesque fissure créée par l’effort des eaux, atteint les limites du sublime.

À l’extrémité elle vient se réunir à une autre arrosée également par un torrent écumeux ; les deux masses se réunissent et forment en tombant la chute de Maar Kolum. Sur la rive gauche de la nouvelle vallée serpente un sentier que nous suivons pendant deux heures, et vers le soir nous arrivons dans des lieux plus civilisés. Un petit bonhomme tout de neuf habillé s’en va gaiement, jambes nues, ses souliers dans la main, et de grosses filles rieuses reviennent des foins ; plus loin est un vrai gaard au bord d’un lac sombre et solitaire.

Il faut encore en côtoyer les rives ; mais la pluie a cessé, et le paysage est si beau, qu’on peut oublier les fatigues de la journée. Le chemin suit une chaussée de roche presque partout recouverte par l’eau ; de temps en temps il faudrait pouvoir rester à cheval, les jambes dans les mains, les brides aux dents, pour n’être point mouillé ; mais l’important est d’arriver. Aussi, vers deux heures du matin, nous saluions avec bonheur la pauvre petite maison de Tosse, juchée au haut de la falaise qui borde la rive méridionale de Samnanger-fjord.

Les gens de Tosse sont pauvres, leur cabane est un galetas ; cinq ou six êtres humains y dorment. Réveillés en sursaut, l’un allume une longue chandelle, et tous d’ouvrir leurs oreilles au récit animé que les trois guides font tout à la fois de leur traversée par le field, des rivières grossies, du chien qui s’est noyé, et de ces Français qui ont perdu la tête, venant on ne sait d’où, allant on ne sait vers quel pôle ; de feu, point. Les discours ter-