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Le Vöringfoss a aussi sa légende comme le Rjukandfoss, mais une légende toute moderne. L’histoire n’est vieille que de deux ans. Un Anglais, que je ne nommerai point, ennuyé de ne pouvoir contempler à son aise le Vöringfoss, se fit descendre dans le gouffre avec un bateau de caoutchouc, une grande brosse et un pot de céruse. Arrivé au fond du précipice, il chercha un remou en aval, traversa le torrent, et sur l’autre rive, escaladant une centaine de pieds de roches, il vint, sur une magnifique paroi de granit, peindre son nom en lettres de deux mètres de haut ; puis, heureux d’être le seul qui jusqu’alors eût joui du spectacle dans toute sa grandeur, il se fit remonter et retourna à Eidfjord comme il était venu, laissant ses guides émerveiller les pêcheurs du récit de cette équipée.

Les mille sept cent cinquante marches sont plus pénibles à descendre qu’à monter, et c’est avec un plaisir infini qu’on arrive au pont jeté au pied de la fissure sur l’Heim-Elf ; ce pont que nous avions franchi en venant est d’une hardiesse et d’une solidité surprenantes. Sur les deux bords du torrent on a jeté un amas de roches ; dans chacune de ces piles naturelles on a planté deux forts sapins inclinés vers le lit du fleuve, et au-dessus de l’angle laissé entre eux et la rive on a jeté deux demi-tabliers en bois brut fortement assujettis au rivage par des roches énormes. Restait à finir l’arche. Un troisième plancher formé de quatre longs sapins reliés ensemble par des cordes d’écorces est posé sur les deux premiers, et, pour consolider le tout, des pierres plates y forment une sorte de pavement général. C’est sur ces sortes de ponts qu’hommes, chevaux et souvent carrioles, passent le mieux du monde, si le vent n’est point trop fort dans la vallée.

À quatre heures du soir, après douze heures et plus de marche, nous étions revenus à Eidfjord-Vik, où du poisson frais et des pommes de terre nous récompensaient du jeûne de la journée.

Comme je l’ai dit plus haut, le Hardanger est une impasse. On y entre plus facilement qu’on n’en sort. Le mauvais temps insolite, prématuré, pressant notre départ pour le cercle polaire, il nous fallait, sous peine d’un long retard, atteindre en même temps que le paquebot de Hambourg l’extrémité du fjord, à soixante lieues d’Eidfjord, à Bergen. Nous avions vingt-quatre heures pour faire le trajet ; quatre vigoureux rameurs se chargèrent de nous y mener.

C’est alors que nous pûmes reconnaître combien la poste d’eau norvégienne est un moyen barbare de locomotion. Le patient, obligé à une position horizontale et en tout cas à une immobilité presque complète, reçoit à plaisir la pluie et la vague. Provisions, couvertures et voyageurs, tout n’est bientôt plus qu’un triste amas de choses mouillées. Le brouillard nous ayant pris au sortir d’Eidfjord, nous ne pûmes traverser le Hardanger, et il fallut côtoyer sa rive gauche, contre laquelle toute la force de nos rameurs empêchait à peine les vagues de nous jeter. Le vent, la pluie, les rafales subites, rien ne manqua à notre odyssée ; après douze heures d’efforts nous avions à peine fait six lieues, et nous abordions ruisselants à la petite île d’Heransholm, au pied du Folge jeld.

Ce lieu doit être enchanteur quand le soleil éclaire ses hauts sapins et son quai de pierres grises, ombragé de sorbiers. Aujourd’hui nous avons hâte d’entrer dans la maison où un vieux marin et sa femme nous aident à nous sécher. L’insuccès de notre tentative maritime nous fait renoncer à aller plus loin dans le fjord ; nous le traverserons en droite ligne et nous gagnerons Bergen par les montagnes, comme faire se pourra.


De Vikoër à Sammanger et à Bergen.

Plusieurs voyageurs anglais, parlent avec enthousiasme de l’hospitalité que le prêtre de Vikoër leur a largement offerte. J’aime à croire, pour l’honneur de la véracité britannique, que le fonctionnaire qui occupait la cure en 1847 a été changé. Le fait est que nos marins déposent nos paquets sous le porche d’une maison de bonne apparence qui paraît être la station. La pluie tombe à torrents ; nous demandons du feu pour nous sécher ; les servantes se concertent, nous font attendre une heure, puis enfin ramènent une sorte de bourgeois orné d’une énorme pipe : « Que voulez-vous ? — Du feu pour nous sécher ; nous venons d’essuyer treize heures de gros temps ; nous irons ensuite à Bergen par terre. — Ce n’est pas ici la station (et il nous montre une maison de l’autre côté de la baie à une lieue de là). Je suis le prêtre et je ne reçois pas de voyageurs. — Nous ne demandons qu’à attendre une heure à couvert que la pluie diminue. — Non, non ; allez à la station, ce sera bien mieux. »

En effet, après deux heures passées de nouveau sur le fjord et sous la pluie, nous débarquions à Sandmoën, transpercés, rompus et affamés. Voilà comment certains membres du clergé norvégien, clergé bien doté, bien payé et confortablement logé, entendent les devoirs de l’hospitalité. Il est heureux pour les voyageurs que le paysan n’imite point son curé, car je ne sais comment on pourrait traverser certains districts du pays.

À Sandmoën, tout en maudissant le prêtre de Vikoër, nous nous séchions au grand poële du gjœstgifveren, qui mettait à notre disposition tout ce qu’il avait, pas grand chose il est vrai, car, dans ces vallées si fertiles dont le climat est celui d’Angleterre, et dont les productions sont les mêmes que celles de la Normande, il n’y a pas même de pain.

Notre hôte cherche à nous détourner d’aller à Bergen par terre ; il nous parle de vingt-quatre heures de chemin. Je mesure la distance sur la carte, je trouve six milles ; j’insiste, il finit par se décider et nous trouver trois chevaux, deux guides et un chien. À neuf heures du matin, nous le quittions, comparant sa complaisance et sa franchise honnête avec l’aigreur du prêtre de Vikoër, et nous disions adieu au Hardanger, à ses tempêtes et aussi à ses jolis ports pleins de petits schooners à l’ancre, a ses églises cachées dans les arbres, aux vallées verdoyantes qui viennent déboucher sur ses rives.