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En Norvége les excursions équestres sont toujours à redouter ; les chevaux, petits, fort gros, ont l’allure incommode et lente ; ils ne vont qu’au pas, pour cette bonne raison, que les guides suivent à pied sans vouloir hâter leur allure tout à fait placide. Je ne parle point des selles qui ne tiennent qu’à grand renfort de ficelles et de bouts de cuir. Quant au klövhest, il porte deux espèces de bâts en corde d’écorce de bouleau, on met dessus les menus paquets et les couvertures de voyage, puis d’autres cordes viennent ficeler le tout et l’on pousse la bête, qui va toute seule, passant les torrents, se tirant des marais comme elle peut, n’ayant pour toute aide que son instinct et la sûreté extrême de son pied.

Enfin nous quittons Graven en songeant à l’histoire d’Halgrim et d’Hildegunda, qui, au temps de la peste noire, se trouvèrent seuls au monde dans ce petit coin de montagnes ; le fléau n’avait épargné qu’eux. Halgrim, venant d’Ulvik, trouva Hildegunda folle de frayeur au milieu des cadavres des siens. « Ils se crurent le dernier homme et la dernière femme, dit la légende, s’épousèrent devant l’autel de Graven, et d’eux descendent tous les gens de par là. »

Le trajet de Graven à Ulvik prend quatre ou cinq heures à cheval ; quand on a gravi la montagne et traversé un fjeld assez long, on descend vers le Hardanger au milieu d’un pays fertile, coupé de prairies et de grands massifs de chênes, de frênes et de pins.

Au bord de la mer, des fermes entourées de vergers en plein rapport, de grandes pommeraies, des prairies d’un vert luxuriant, indiquent un sol beaucoup plus riche que celui du Sogn. En général, le Hardanger, qui étend ses étroits replis jusque sous les montagnes du même nom, n’a point le même caractère que le Sogn ; entouré de falaises moins hautes, il offre une foule de petits ports perdus dans les arbres, de maisons de pêcheurs cachées au fond des criques.

Mais si la nature même de ses rives est parfois moins sublime que celle du Sogn, les vallées qui y aboutissent sont plus larges et recèlent, à deux ou trois milles dans les terres, les sites les plus étranges, les paysages les plus grandioses. C’est sur les bords du Hardanger que s’ouvrent l’abrupte vallée de l’Heimdal, qui mène au Vöringfoss, puis les pentes d’Odde, dernier contre-fort du Hardangerfjeld, et enfin les âpres déchirures du glacier de Folgefonden, immense amas de glace, d’où sortent des milliers de chutes, et au pied duquel se cachent les plus fertiles coins de la Norvége, la ferme de Bondhuus, et l’antique baronnie de Rosendal, patrimoine des Rosenkrone.

Mais c’était au Vöringfoss (chute tourbillonnante), que nous voulions juger de la grandeur des scènes du Hardanger. De Ulvik à Eidfjord, petit port à l’entrée de la vallée d’Heimdal, il n’y a que dix lieues ; quand le temps est calme et la nuit sereine, c’est une promenade sans rivale ; à chaque instant derrière une pointe boisée s’ouvre quelque long fjord, dont l’œil, dans la brume bleuâtre, peut à peine distinguer le fond. Les larges torrents qui courent le long des bois solitaires troublent seuls le silence du soir, et l’on arrive à Eidfjord en regrettant presque que le chemin ait été si court. Il est onze heures du soir : la grande maison qui sert de relais d’eau est fermée ; on réveille les gens, qui nous donnent une vaste chambre où nous aurions dormi le mieux du monde, sans le voisinage de deux étudiants norvégiens en humeur de chanter, et de chanter la Marseillaise, avec des voix altérées par le brandevin.

Le lendemain, de bonne heure, un guide, que nous avait procuré l’hôte, nous attendait, le bâton à la main, et nous partions à pied pour aller faire le pèlerinage du Vöringfoss.

À ceux qui s’étonneraient qu’on fasse de si longues excursions, de véritables voyages, pour aller voir une seule chute, nous dirions que les deux ou trois cataractes renommées en Norvége sont placées dans des sites exceptionnellement sauvages et retirés, auprès desquels on passerait sans même les soupçonner, et que, de plus, c’est seulement au cœur des montagnes, loin des grandes routes, que l’on trouve encore les costumes et les mœurs norvégiens dans leur antique originalité. Enfin les chutes du Vöringfoss dans le Bergenstift, comme le Rjukanfos en Télémark, sont tellement imposantes et surpassent de si haut ce qu’on peut en dire, qu’à elles seules elles valent le voyage, récompensant amplement de tous les ennuis, de tous les dangers de la route.

Pour arriver au Vöringfoss il y a environ cinquante kilomètres à faire en pleine montagne par des sentiers pierreux ; il faut ajouter à cette distance l’ascension d’un escalier de mille sept cent cinquante marches, à l’aide de blocs énormes le long d’une pente presque à pic.

À une lieue et demie d’Eidfjord, au bout d’une large vallée, on trouve un petit lac, l’Eidfjordvand, tranquille miroir d’un vert limpide, enfermé dans de hautes montagnes. Il y a deux bateaux à la rive, l’un d’eux appartient au propriétaire d’une cabane bâtie à quelques pas de là ; nous montons dedans, et une heure après nous voyons les gros tilleuls et l’église rouge de Sæbo : à droite et à gauche, s’ouvrent d’énormes vallées, dont les torrents se précipitent dans le lac, du haut du contre-fort qui domine Sæbo, c’est celle de gauche qui mène au Vöringfoss. On traverse une petite plaine cultivée, puis le sentier escalade le remblai et vient côtoyer le torrent, qui court sur les roches et serpente à travers les bouleaux ; le site est plus sauvage encore qu’avant le lac ; les blocs de granit sont entassés par amas immenses : la vallée entière est une moraine. Au bout de sept à huit kilomètres sur un terrain presque plat, on passe la rivière sur un frêle pont de sapins, et sur la rive étroite on ne trouve plus pour sentier qu’une trace blanche laissée par les bêtes de somme sur de grandes roches polies. Là le torrent se précipite d’une centaine de pieds.

Un énorme amas de pierres a comblé la vallée. On l’escalade en passant sous des roches surplombantes, et, au-dessus, on se retrouve dans le même site qu’en bas. On a mis une heure à monter une marche de cet amphithéâtre gigantesque, et c’est à peine si d’en haut on aperçoit la dépression.