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sons qui forment le village ; en face, le long de la montagne, se précipite la plus haute chute d’Europe, celle de Keel, qui d’un seul jet tombe du plateau supérieur (1000 mètres) sur un rocher d’où elle s’éparpille en écumant dans la mer.

Gudvangen était encombré de voyageurs. La « madame[1] » qui dirigeait leur installation, ahurie par cette affluence inaccoutumée, ne savait auquel entendre ; vers le soir elle finit par nous octroyer une tasse de thé, un matelas et un réduit quelconque pour l’étendre.

Le lendemain, deux stolekjærre (charrettes à siége) nous attendaient à la porte. Quand on n’a plus de carrioles, le maître de poste est tenu de vous fournir avec le cheval une lourde machine, composée d’une charrette à deux roues, avec un siége étroit suspendu par un ressort en bois sur le cadre même du véhicule. Le fond est destiné à vos bagages, le siége à votre propre personne qui y occupe la position du monde la plus triste et la plus resserrée. À chaque relai, on change de stolekjærre ; ce n’est qu’une diversion au supplice ; quelquefois une aristocratique courroie remplace le ressort de bois ; on jouit alors de la dernière expression du comfortable.

En sortant de Gudvangen nous roulions dans la vallée de Nærödal, arrosée par un large torrent d’un vert limpide ; à l’extrémité de la vallée, qui n’a pas deux lieues de long, les falaises se rapprochent. Le torrent de Nærödal est formé par deux énormes chutes qu’on ne voit point encore, cachées qu’elles sont dans les replis symétriques de la montagne ; une pente abrupte, une sorte de dos d’âne escarpé les sépare. C’est là-dessus que la route monte en lacet et de telle sorte qu’à chaque tournant on domine ou la chute de droite ou la chute de gauche, enfermées dans le puits naturel au fond duquel elles tombent d’une hauteur immense (voy. p. 88).

À chaque tournant, les ingénieurs qui ont fait en maçonnerie cet admirable travail, ont posé des bancs de bois. C’est la dernière recherche de la civilisation dans le site le plus sauvage et le plus désert qu’il soit possible d’imaginer. Ce travail (Stalheimskleven) est analogue à l’hélice de Vindhellen, moins saisissant de hardiesse, plus pittoresque peut-être à cause des deux chutes qui attirent à chaque instant le regard et qu’on finit, au haut de la montée, par embrasser d’un même coup d’œil avec la vallée entière qui fuit jusqu’à la mer.


Vosse-Vangen. — Le Vöringfoss. — Le Hardangerfjord.

Une fois hors du bassin du Sogn, l’aspect du paysage et des gens eux-mêmes change. Le pays, dès qu’on a dépassé le lac Vinje et ses maisons aux toits empanachés d’arbustes, paraît plus fertile ; d’immenses fermes se succèdent ; on fait les foins dans des prairies qui s’étendent à perte de vue vers le sud. À droite et à gauche les montagnes ne sont plus que des croupes boisées, sillonnées d’énormes torrents. Quant aux costumes, ils changent aussi. Nous sommes dans la paroisse de Vangen et dans le district de Hardanger.

Vers midi nous arrivons à Vosse-Vangen ; encore une petite ville toute neuve, bâtie, chose rare, au pied de son église (et non pas à deux ou trois kilomètres plus loin, comme c’est le plus fréquent). Vosse, au bord d’un lac, dans un pays fertile, à portée des excursions les plus vantées de l’évêché, est un séjour de prédilection pour les touristes ; un hôtel, un vrai hôtel, y étale son enseigne. Vosse est propre ; nous croisons une noce et nous profitons de la circonstance pour voir l’église, ancienne, assez curieuse, et assister aux apprêts de la cérémonie. La mariée, ruisselante de bijoux et d’ornements, est toute jeune ; les gens de la noce sont endimanchés à qui mieux mieux. Du reste, là, comme partout, les vieux usages, les vieilles chansons, toutes les cérémonies graves ou burlesques qui entouraient de temps immémorial l’union des époux, tendent à disparaître, et j’ai peur que bientôt la présentation anglicane au ministre ne remplace les rites joyeux contemporains d’Odin.

J’oubliais d’ajouter à l’éloge de Vosse, que la pêche y est très-abondante, et plus facile peut-être que dans les districts du Nordland, où l’autorité locale abuse de la loi pour pressurer les étrangers.

C’est de Vosse qu’il est le plus facile d’atteindre le Hardanger, cette immense artère qui pénètre de cent cinquante kilomètres dans les terres et n’est desservie par aucun steamer ; pas une route, pas un chemin de traverse n’y aboutit ; c’est en barque qu’il faut y voyager si l’on veut ou y entrer ou en sortir, et encore pour cela il faut gagner Bergen et arriver au fjord par son embouchure.

Mais si l’on veut visiter les fonds mêmes du Hardanger, les chutes d’Odde, le Vöringfoss, les glaciers de Justedal, force est de passer à cheval les montagnes qui bordent la côte septentrionale du Hardanger.

En conséquence, après deux heures passées à Vosse nous tournions le dos à la grande route pour prendre une sorte de traverse qui unit le lac Vangen an lac Graven. Au bout de deux milles, franchis en pleine forêt, on débouche sur une vallée fertile ; une ferme considérable est bâtie au bord d’un torrent endigué sur ses deux rives ; des scieries, des moulins sont joints aux bâtiments du Gaard ; c’est tout un village ; un quart d’heure après, par un de ces contrastes si fréquents en Norvége, le site devient sauvage, une vallée aride, encombrée d’un chaos de rochers, s’ouvre à l’ouest avec des vues lointaines sur le Hardanger, la route descend à pic au fond du précipice et traverse le torrent sur un pont de pierre, jeté en face d’une chute énorme (Haltingfoss). Le paysage vaudrait à lui seul l’excursion. Du reste, une lieue plus loin, apparaît la maison blanche de Vasenden au bord du Gravensvand, petit bassin d’une lieue de large, entouré de collines verdoyantes ; l’église de Graven et une sorte de maison bourgeoise, entourée d’un parc d’étables, sont de l’autre côté ; une barque nous y dépose et nous attendons deux heures qu’on ait amené les chevaux de selle et le cheval de bagage (klövhest), qui doivent nous conduire jusqu’à Ulvig sur le Hardanger.

  1. En Norvége on décore de ce titre tout français les femmes de la classe moyenne.