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la mer dont les tempêtes viennent s’engouffrer dans ces formidables gorges et ajouter à leur sublime horreur.

Bergen occupe le centre de ce réseau de fjords ; bâtie à l’extrémité d’une presqu’île montagneuse, elle ne peut communiquer que par mer avec le reste du pays. Tous les efforts de l’art n’ont pu jusqu’à ce jour arriver à créer, dans le massif rocheux qui relie au continent la presqu’île de Bergen, une route carrossable. Comment suspendre un chemin au flanc de falaises de quatre mille pieds de haut ? comment descendre des pentes où les plus hardis piétons ne s’aventurent qu’en tremblant ?

De la nature toute particulière de ces contrées est résulté un système de voyage qui n’a pas son pareil en Europe : chaque île, chaque isthme à son tronçon de route et ses relais de poste ; au bord de la mer la même station fournit, ou des chevaux, ou des bateaux, suivant qu’on arrive ou qu’on débarque ; les carrioles se démontent et sont abandonnées sur ces esquifs à des tempêtes, comme on n’en voit que dans les fjords. Quant au voyageur, on n’en parle point. Pour se promener dans l’évêché de Bergen et courir la poste d’eau (Vand-Skyds), il faut avoir la confiance la plus entière dans l’élément perfide et dans le rameur norvégien, son dominateur ; de plus ces excursions sont très-longues, tant à cause des distances en elles-mêmes que des détours énormes imposés à chaque pas par l’âpreté des lieux et la naïveté des communications. Aussi est-il impossible en une saison (l’été est si court en Norvége) de parcourir depuis Stavanger jusqu’à Bergen et Namsos tous les fjords de la côte ; du reste, les plus vastes et ceux dont le pittoresque est le plus voisin du sublime se touchent presque ; ce sont eux qui étreignent, l’unau nord, l’autre au sud, la presqu’île de Bergen : le premier est le Sognefjord, le second le Hardangerfjord. Quiconque les a parcourus jusque dans leurs dernières profondeurs n’a point à regretter la fatigue et les privations du voyage. Si l’on voulait faire plus complétement les excursions côtières, il faudrait disposer d’un yacht de plaisance, et, partant du Lysefjord, célèbre par un phénomène de réflexion solaire, aller de golfe en golfe jusqu’aux Lofoden.

Pour le touriste qui arrive de Christiania par terre, soit qu’il ait pris la route du Hallingdal, soit qu’il ait remonté la vallée de la Bægna ou Beina et ait passé le Fille fjeld, par le col de Nystuen, il arrive inévitablement au fond du Sognefjord, le plus septentrional des deux grands fjords.

Des sommets neigeux du Fille fjeld, à deux pas de Galdhöpiggen et du Jokul, les pics les plus élevés du massif des Horunger, il descendra par une pente très-rapide dans la vallée de Lærdal, gigantesque impasse où vient se perdre le dernier flot du Sognefjord.


La presqu’île de Bergen. — Lærdal. — Le Sognefjord.

… À Tune commencent les vrais costumes du district de Lærdal : les hommes ont des culottes de peau jaune ; les femmes, un corsage de gros drap bleu, plissé aux épaules, garni de velours noir au collet, et fermé par un rang de boutons d’argent ; une jupe courte à carreaux et un large bonnet blanc, plissé par derrière en éventail, complètent le costume ; les jeunes filles, au lieu du bonnet, portent dans leurs cheveux blonds une couronne formée d’un foulard rouge roulé : rien de gai comme cette coiffure, dont la couleur vive tranche avec l’austérité du corsage. D’ailleurs les Lærdaliennes sont en général fort jolies et portent admirablement ces habits aux formes antiques.

À Qvien commencent d’énormes travaux faits pour endiguer deux torrents impétueux, puis l’on monte pendant trois heures avant d’atteindre Nystuen, sorte d’hospice bâti de temps immémorial au milieu des neiges éternelles, pour la plus grande sûreté du voyageur qui y trouve, sinon du pain, du moins un abri chaud et des lits immenses.

Sur la route de Christiania à Throndhjem, au col du Dovre, il y a aussi un de ces hospices remontant au treizième siècle ; mais il est plus vaste et rappelle mieux encore, par l’empressement silencieux des hôtes, par le confort de l’intérieur, par la vénérable antiquité du mobilier, certains hospices des Alpes.

À Nystuen, une tempête, qui, depuis deux jours, grondait vers la mer, et dont nous avions à peine, de l’autre côté du Fille fjeld, ressenti le contre-coup, nous réveille dès le matin par le bruit lugubre des rafales qui envoyaient contre les vitres des torrents d’eau mêlée de neige ; aussi je ne sais comment nous faisons les deux milles qui séparent Nystuen de Maristuen, placé un peu plus bas vers la mer, dans un bois de bouleaux nains.

À Maristuen, la pluie cesse pour faire place à une bourrasque qui durera toute la journée. Depuis deux ou trois relais, de petits chiens, dressés en temps de neige à aller chercher du secours aux relais, courent devant les carrioles, arrêtant les chevaux par leurs aboiements quand le vent, trop violent aux tournants, pourrait être dangereux.

Il y a vingt ans, toute cette route, depuis Nystuen jusqu’à la mer, n’était qu’un casse-cou épouvantable, fameux par de lugubres accidents. À force d’art, de patience et d’argent, le génie norvégien a réussi à rendre à peu près sûre la moitié de la descente ; la route, supportée par d’immenses massifs de maçonnerie, percée à la mine à travers les roches surplombantes du précipice, est presque partout bordée de barrières en fer ; par deux fois elle traverse la vallée sur des viaducs établis à grands frais, et ce n’est point sans un sentiment de légitime reconnaissance pour les officiers de l’armée norvégienne, qu’on contemple, de l’autre côté des précipices, l’étroit sentier sans garde-fous et les ponts pourris que suivait l’ancienne voie.

Rien ne saurait peindre la grandeur du paysage : à chaque instant d’énormes chutes roulant sur les flancs grisâtres du fjeld vont grossir le torrent qui écume à quinze cents pieds plus bas dans le lit qu’il s’est creusé lui-même ; dans les gorges étroites le vent s’engouffre