Page:Le Tour du monde - 02.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rienne. Un vernis uniforme a remplacé la fresque naïve et de bons bancs confortables ont été substitués aux anciennes boiseries sculptées ; seule la croix byzantine de l’autel en argent doré et la chaire du curé ornée des signes du zodiaque ont échappé au vandalisme local.

Mais l’extérieur est parfaitement conservé et surprend par son étrangeté. En somme, c’est avec la fameuse crypte de Sanct Mikaêl, sur le Nordfjord, près de Skien, le monument le plus ancien de l’architecture catholique dans ces pays.

De retour à Bamble, où nous faisons reposer les chevaux, un vieil ivrogne endimanché vient nous prononcer un discours interminable. Rien de triste comme l’ivresse en Norvége, ivresse due à la bière et au brandevin. Après une surexcitation d’un moment, elle rend les gens presque idiots : et là, loin d’exciter le dégoût, les gens ivres ont l’air d’être les bienvenus. Les enfants vont les agacer et jouer avec eux ; les bonnes gens sourient aux refrains grivois qu’ils fredonnent, et n’était la loi qui depuis quelques années punit de peines corporelles cet odieux vice, on verrait se reproduire en Norvége les tristes scènes du dimanche en Suède.

Le paysan est lourd et inintelligent. On pourrait lui appliquer un dicton propre aux habitants d’une certaine province de France : Habit de velours, ventre de son. Rien en effet n’est curieux comme le contraste de ces habits brodés, soutachés, couverts d’oripeaux, et cette nourriture grossière qui a fait donner au Télémark le surnom de Pays du lait caillé.

La route qui passe à Bamble et à Hitterdal est presque une grande route. Elle vient de Kongsberg et, traversant tout le Télémark, ne s’arrête qu’à Gugaard, au pied de l’infranchissable barrière du Hardanger fjeld.

Nous allons la suivre jusqu’à Sundbo pour tourner vers le sud dans les vallées plus riantes du Baudak.

Nous sommes au pied du Lid fjeld et nous traversons les vallées de Hitterdal, de Laurdal et d’Hjertdal, arrosées par l’Hitter Elv.

À Saunland, encore une église antique réservée au marteau des démolisseurs. Une belle grange neuve, bien peinte va la remplacer, à la plus grande satisfaction du premier magistrat de l’endroit. Cette vallée d’Hjertdal est assez animée. Les usines n’y manquent point. De plus, c’est le temps de l’exercice annuel, et les soldats campent le long de la route. Ils ont du pain (quel pain !) : nous l’achetons avec bonheur ; c’est une rareté en Télémark.

Après Hjertdal, on monte assez longtemps pour gagner la crête dont le versant opposé descend à Sillegjord. L’œil, à droite, enfile la fertile vallée d’Aamotdal. Mais la route tourne à angle droit et descend à pic en face du mont Scorve, vers le lac Flaa. Rien n’égale la vue qui se déroule pendant cette descente d’une heure.

De beaux frênes ombragent le chemin. Entre les arbres apparaît la crête neigeuse du Scorve. Tout au fond de la vallée brille la nappe tranquille du Flaa. À droite, s’étale la croupe en éventail du Thors Nutten ; à gauche, l’œil peut suivre à vingt lieues les sinuosités du lac Sillegjord, presque noyé dans la brume du soir.

À Sundbo, au bout du lac Flaa, on quitte la grande route du Hardanger pour entrer dans le canton de Sillegjord, tout parsemé de fermes opulentes, tout émaillé de prairies. C’est avec un plaisir assez naturel à la suite de trois jours de fatigues que nous entrons dans le village de Sillegjord.

Le gaard est infime. Où logerons-nous ? Il y a là le presbytère, la maison du landsman, deux ou trois fermes de bonne apparence. Nos postillons jettent leur dévolu sur une sorte de château de bois dont l’avenue aboutit perpendiculairement à la route. Un portique à colonnes en décore la façade. De vastes communs précèdent une manière de parc anglais dont les pelouses descendent jusqu’au lac.

Nous n’avons que de vagues notions sur la nature du fonctionnaire qui occupe ce palais. Mais l’aplomb de nos skydkarls nous rassure et nos carrioles s’arrêtent au perron. Une servante nous reçoit et nous introduit dans un vaste salon orné d’un piano à queue et de deux énormes lauriers-roses en pleine fleur. De seigneur, point. Au bout de trois quarts d’heure, la même servante nous fait monter dans les mansardes, ou deux lits et du thé nous attendent. La fatigue nous fait profiter sans réflexion de cette silencieuse hospitalité. Le lendemain, nous nous hasardons à parler de rétribution. On accepte, on demande même davantage. De seigneur, toujours point. Nous allons aux remises, nous faisons atteler.

C’était à croire ce castel inhabité, lorsque, tout à coup, au moment où nous prenions les guides, le piano de la veille rompt le silence et la Marseillaise, exécutée par des doigts novices, nous révèle l’existence de quelque princesse, héritière invisible du domaine.

Telle est l’hospitalité norvégienne. Autrefois gratuite, elle se fait payer (grâce aux Anglais) même chez les gens qui pourraient l’exercer autrement. Est-ce un excès de fierté qui fait fuir ces hôtes que le voyageur aimerait à voir ? Je ne sais. En tout cas, si ce récit vient à tomber sous les yeux de la dame du logis, qu’elle y voie un regret plutôt qu’un reproche.

Nous voulions, de Sillegjord, gagner le Bandak avec l’intention de passer deux ou trois jours au milieu de ces sites romantiques qui sont en même temps le premier pays de chasse et de pêche de la Norvége. De Sillegjord au Bandak il y a quatre ou cinq lieues. La route d’abord plate et monotone monte bientôt sur un field tout entouré de roches à pic. De ce cirque naturel où l’on entre par une vaste brèche, s’échappe une belle chute qui forme un lac. On monte encore, puis on tourne brusquement pour redescendre dans la vallée du Bandak. Même vue immense, même paysage splendide qu’à Sundbo. De tous côtés des prairies prêtes à être fauchées, des pentes fleuries d’églantiers, des fermes bien bâties et, à l’horizon, la nappe longue et sinueuse des Bandaks.

La route aboutit dans la cour d’un gaard de la plus belle apparence. Un monsieur en lunettes fume sa pipe sur le perron ; c’est le maître de poste, et de jeunes élégants arrivent en phaéton pour dîner à Moën.

Le maître de poste est un gentleman fort complaisant.