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on franchirait les fjelds du Gausta, célèbre par la légende de la noce pétrifiée, dont on montre toutes les victimes, y compris le chien et le chat. Pour nous, trompés par des renseignements inexacts, et forcés d’être de retour le surlendemain à Tinoset sous peine de manquer à nos forbuds, nous fûmes désagréablement surpris d’apprendre que, faute de chevaux, il faudrait faire à pied l’excursion du Rjukan.

En somme, à six heures du matin, après avoir pris pour guide un de nos bateliers, otage salutaire de notre bateau resté à Mœl, nous partions pour le Rjukan, situé à vingt kilomètres de là en remontant la vallée.

La route ombragée de bouleaux côtoie les prairies arrosées par le Maan. À deux kilomètres de Dal et de sa petite église, nous avons la bonne fortune de trouver un paysan qui nous promet un cheval pour revenir le soir de Dal à Mœl. La perspective de ne point refaire à pied le chemin de la veille nous fait paraître moins long celui-ci. À six kilomètres de Dal commence la côte d’Ingolfsland.

La vallée se rétrécit ; au fond le Maan, qu’on domine de plus de trois cents pieds, n’est plus qu’un large ruban d’écume bondissant çà et là à travers les sapins qui couvrent les deux pentes opposées de la montagne. Au sommet de la côte est le sæter d’Ingolfsland, la route le dépasse pour monter sur le fjeld et gagner la nappe supérieure du Mjösvand.

Il faut s’arrêter au sæter pour jeter en arrière un coup d’œil sur la vue splendide de la vallée qu’on vient de remonter, avec les fjelds du Tinn pour horizon et le Gausta à droite en premier plan.

À gauche, se précipitent du sommet même du fjeld et serpentent le long de la montagne les longs bras d’une chute énorme qui tombe de rochers en rochers sans que l’œil perde un instant son cours écumant. Le torrent passe sous un hardi pont de bois, et roule et court, avant de grossir le Maan, faire mouvoir une scierie à peine terminée.

Un chalet à Bamble. — Dessin de Lancelot d’après M. Riant.

Après le pont, jeté sur la chute, commence le sentier spécial du Rjukan, sorte d’escalier fort roide qui grimpe sur des roches branlantes. On dit qu’en général les chevaux passent par là, ce qui peut paraître paradoxal, mais ce qui n’a rien que d’ordinaire pour quiconque a vu descendre à des bêtes de somme les dix-huit cents marches de l’escalier de Vöring foss dans le Hardanger.

Pour le moment, c’est à pied que nous escaladons les marches naturelles qui, de roches en roches, nous mènent en trois quarts d’heure en vue de la chute qu’on aperçoit à travers les arbres.

Mais pour jouir de toute la grandeur du spectacle, il faut aller un peu plus loin et suivre, le long de la paroi presque polie de la montagne, une sorte de cran à peine accessible, véritable casse-cou, célèbre sous le nom de Maristien (passe de Marie).

Toute une légende se rattache à ce lieu : au temps jadis, on dit que le sentier fut découvert par la belle Marie de Vestjordal : c’est par là qu’à l’insu des siens elle allait retrouver dans le fjeld, au bord du Mjös, Eistein Halfoordsen son amant ; mais un jour tout fut découvert, et Ejstein obligé de fuir la vengeance du père de Marie.

Les années s’écoulèrent, et le vieillard mourut. Désormais libre, Marie rappela l’exilé, qui, pour abréger la distance, voulut descendre dans la vallée par le sentier de sa bien-aimée, Marie l’attendait de l’autre côté du Rjukan : à la vue de son amant, elle pousse un cri joyeux ; il veut s’élancer dans ses bras, le pied lui manque et le Rjukan renferme sur lui son abîme d’écume.

Marie devint folle ; et depuis on la vit tous les jours errer le long de la passe fatale ; et là, penchée sur le gouffre, elle semblait entretenir avec son amant invisible une douce conversation. Ses cheveux blanchirent : elle devint une vieille femme, et cependant jusqu’à sa mort