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un casse-cou. La grande nappe du lac Fol apparait à gauche, mais tout en bas, à deux ou trois cents pieds au-dessous de soi. On croit à chaque instant qu’on y roulera à pic, mais le chemin tourne brusquement et rentre dans la forêt. À droite, d’autres petits lacs tributaires du Fol brillent à travers les arbres. Tous sont solitaires : pas une barque, pas une maison au bord. Quelques roches seulement, quelques chevaux en liberté qui viennent s’abreuver à la rive. Ce silence nous étonne d’abord, mais on s’y fait. Les routes peuvent être étroites, on ne croise personne. En huit jours, nous ne trouverons pas une autre voiture que les nôtres.

Au bas de la montagne de Bolkesjö et presque au niveau du Fol, nous nous arrêtons un instant à Vik où le pays recommence à devenir cultivé. De larges prairies resplendissent au soleil et les clôtures reparaissent en travers des chemins. Dans un pays où il ne passe personne, à quoi bon clôturer les champs ? Le long des routes, on se borne à construire des haies de bois pour limiter les héritages. Ces longues haies coupent en général les chemins. Une grande porte de bois pivotant sur un poteau de sapin barre la route. À chaque clôture, il faut que le skydskar qui est assis derrière la carriole saute en bas pour aller ouvrir. En général, c’est un gros gamin, blond, lent et lourd. Il faut attendre qu’il ait vu la barrière, qu’il se soit laissé tomber de la valise, qu’il ait ouvert, puis, refermé la claie et enfin (ce qui est plus long), qu’il se soit hissé de nouveau à son poste. Pour peu qu’il y en ait une vingtaine par relai, on fait à peine deux lieues à l’heure.

À Kopsland, une dernière barrière ouvre sur de magnifiques prairies, arrosées par le Maan Elv, le même fleuve qui, après être tombé de neuf cents pieds au Rjukan, a traversé le lac Tinn, puis va se jeter, à Skien, dans la mer du Nord. Le Maan à cet endroit est fort large, toujours rapide et blanc d’écume. D’énormes sapins sont emportés avec une vitesse effrayante. Du reste, les bords du fleuve n’ont rien qui participe de la nature sévère et presque furieuse de ses eaux. Des massifs d’aulnes et de frênes s’étagent sur les dernières pentes des montagnes. Les prairies sont couvertes d’orchidées et de géraniums. Des bestiaux errent dans ces riches solitudes, conduits par quelque enfant à demi nu.

Deux petits chevaux commandés par les forbuds du matin nous attendaient dans le pré. Pendant qu’on les attelle, une misérable vieille en haillons nous adresse en chantant quelques paroles aiguës. Une poignée de shillings a peine à l’éloigner. Elle a l’œil hagard et l’on ne sait si les refrains qu’elle grince sont des malédictions ou des souhaits.

Interrogé sur cette apparition insolite, le skydskall répond que c’est une sorcière. L’heure malheureusement ne prêtait point au fantastique. Le soleil brillait dans toute sa gloire ; sans quoi, on eût pu se croire transporté au temps des anciennes « sagor » et des évocations nocturnes jetées aux quatre vents.

Après avoir côtoyé quelque temps le Maan, la route le traverse. Les carrioles descendent à pic sur une petite plage de sable.

Cinq ou six sapins bruts, liés en radeau par des cordes d’écorce attendent au rivage et deux vieux Télémarkiens, coiffés d’un bonnet rond, viennent prendre les carrioles. On en met une sur le radeau ; puis, l’un de l’aviron, l’autre du croc, dirigent tant bien que mal, à travers les rapides et les bois flottés, l’édifice chancelant de ce bac improvisé.

Vient ensuite le tour de la deuxième carriole, puis enfin celui des voyageurs eux-mêmes et des skydskail. On vacille en route, on a les pieds mouillés par l’écume du torrent, mais on passe. (De l’autre côté du fleuve est la blanche petite église de Grandherred, coquettement posée sur la rive.)

À l’autre bord, un coup de fouet au cheval : animal et voiture passent par-dessus le petit banc des rameurs, tombent dans l’eau, se relèvent, partent, et tout est dit.


Les lacs Tinn et Mjös. — Le Westfjord. — La chute de Rjukan. — Légende de la belle Marie.

Après deux heures de trot sur une belle route le long du fleuve, on arrive au lac Tinn où toute voie de communication cesse. À peine y a-t-il au pied des hautes falaises du lac la place du petit gaard de Tinoset et du jardin mal soigné qui l’entoure. Un vieillard en enfance, deux femmes d’une saleté repoussante habitent la chaumière. Leur faire entendre qu’on veut une barque pour traverser le lac et des chevaux pour le surlendemain à quatre heures du matin est tout un travail. Ils comprennent, mais font comme s’ils ne l’avaient point compris, et, comme les bateaux ne viennent point, nous en sommes réduits à nous coucher sur l’herbe, à l’ombre d’un magnifique pin, en vue du lac.

À Tinoset, le Tinn se termine en pointe et se décharge par une chute dans la vallée inférieure. Les bois que le courant très-lent du lac a amenés à l’extrémité se forment d’eux-mêmes en un immense cercle qui occupe le fond du golfe sans toucher aux rives.

Au loin, on dirait sur l’eau une vaste tache d’huile. Peu à peu un bois, puis un autre, s’en détachent, d’autres les remplacent, mais le cercle formé par quelque tournant invisible reste le même, toujours parfait de rondeur.

Le proverbe : « Tout vient à point à qui sait attendre », devrait être pris pour la devise du touriste en Norvége. Si vous brusquez le paysan, il devient malhonnête, grossier, et vous tourne le dos. Exposez gracieusement votre demande, et, sans vous assurer s’il a compris, car en général sa pénétration réelle ne répond pas à son apparente lourdeur, attendez patiemment le résultat de l’affaire ; il prendra son temps, consultera sa maisonnée et finira par arriver à vos fins. Ce ne sont certes pas les Normands, leurs pères, qui ont importé en Angleterre le dicton : Time is money.

Au bout d’une heure, nos bateliers arrivaient avec le bateau ; ils étaient deux avec un plus jeune, à la figure sympathique. Ils s’asseyent pour ramer à l’arrière. Un paquet de ramure de bouleau occupe l’avant. C’est là--