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leur construction a dû exiger un travail immense : c’est l’œuvre des Hollandais. On peut se demander si aucune autre race aurait eu assez de patience pour exécuter un tel travail. »

C’est à la Guyane qu’on applique le plus largement, dans la fabrication du sucre, les méthodes perfectionnées qui permettent aux producteurs coloniaux, depuis l’abolition du travail servile, de retrouver leurs anciens profits. Veut-on avoir une idée des procédés employés dans cette fabrication : voici la description qu’en donne M. Trollope.

« La canne est coupée après quatorze mois environ de croissance. On la porte au moulin où l’on en exprime le jus. La canne ne doit pas rester deux jours coupée avant d’être écrasée. Il faut l’envoyer au moulin le lendemain de la récolte, ou, si l’on peut, quelques heures après. À Demerera les cannes sont toujours transportées au moulin par eau ; à Barbados, dans des charrettes traînées par des mulets ; à la Jamaïque, dans des wagons tirés par des bœufs ; de même à Cuba. Un moulin se compose de trois cylindres laminoirs. Les cannes passent entre deux de ces cylindres, le premier par exemple et celui du milieu ; et le résidu (qu’on appelle trash, à la Jamaïque, magasse à Barbados et Demerara) revient entre le cylindre central et le troisième. Le jus descend dans une citerne. Les cylindres sont très-rapprochés, au point qu’il semblerait impossible d’y faire pénétrer les cannes ; elles passent avec facilité, quand le moulin est fort et en bon état ; avec difficulté dans le cas contraire (comme à Barbados). Les cannes donnent de soixante à soixante dix pour cent de jus ; quelquefois moins de soixante ; rarement au delà de soixante-dix.

« Le jus, qui est alors d’une couleur jaune sale, et qui a apparemment la consistance du lait, est amené du moulin par un tube dans une vaste chaudière où on opère la défécation, opération qui consiste à y ajouter de la chaux pour en détruire l’acidité. Dans cette première chaudière, il est chauffé légèrement ; puis on l’envoie dans d’autres chaudières où il est soumis à l’ébullition. On les nomme taches à Barbados. Auprès de chacune se tient un homme avec une grande écumoire, occupé à ramasser toutes les impuretés qui flottent à la surface. Il y a de trois jusqu’à sept de ces chaudières ; au-dessous d’elles est un dernier bouilleur ; c’est la que le jus devient saccharin. Dans les taches, surtout dans les premières, la liqueur devient vert foncé. À mesure qu’elle se rapproche du bouilleur, elle s’épaissit et prend sa teinte bien connue, analogue à celle du tain.

« Près du dernier bouilleur se tient l’homme qui fait le sucre. C’est à lui de régler convenablement la chaleur. Quand la matière est à l’état convenable, on fait descendre dans la chaudière une autre chaudière qui s’y emboîte presque exactement ; le sucre s’y écoule et la remplit. Ce vase ainsi rempli est relevé ; au fond est une valve qui, une fois ouverte à l’aide d’une ficelle, laisse écouler le liquide chaud. Cette chaudière mobile est manœuvrée par une grue, et on l’amène en position pour faire écouler le sucre dans les grands réservoirs découverts où il se refroidit. À cette phase de l’opération, diverses méthodes sont mises en usage. L’ancienne routine consiste à faire simplement refroidir le sucre dans des réservoirs, puis à le verser dans des seaux à l’état demi-solide, et enfin dans ce que l’on nomme les hogsheads.

« Dans les nouvelles méthodes plus avancées, le sucre, en sortant de la chaudière mobile, coule dans des sacs qui le filtrent ; on l’élève ensuite à l’aide d’une pompe dans un grand réservoir ou l’on opère le vide. Puis on le réchauffe, et on le met dans des boîtes rondes qu’on nomme centrifuges, dont les côtés sont faits en toile métallique. On imprime à ces boîtes un mouvement de rotation d’une vitesse extraordinaire ; les molasses sont exprimées ainsi à travers les parois et laissent le sucre desséché et presque blanc. Il est alors tout prêt à être mis dans les hogsheads et chargé à bord des navires.

« Mais avec le procédé ordinaire, les molasses se séparent du sucre dans le hogshead ; pour faciliter l’écoulement, on y plante des tiges qui communiquent avec des trous placés dans le fond, pour qu’il se forme ainsi des canaux que les molasses puissent suivre. Les hogsheads sont debout sur des poutres placées à un pied les unes des autres ; au-dessous est un noir abîme où les molasses tombent.

« Il y a bien des procédés intermédiaires entre le très-civilisé réservoir à évaporation dans le vide et le simple refroidissement : le sucre se fait très-rapidement quand les appareils sont bons. Un planteur de Demerara m’a assuré qu’il avait coupé ses cannes le matin et que son sucre était arrivé à George-Town dans l’après-midi. »


Barbados. — La Trinidad.

Laissons derrière nous la Guyane anglaise, à laquelle M. Trollope promet un très-brillant avenir, et suivons-le dans ses voyages. Le voici d’abord à Barbados, qui, ainsi que nous l’avons dit, fait partie des petites Antilles :

« Barbados, dit-il, est une très-respectable petite île qui fait une grande quantité de sucre. Elle n’est pas pittoresquement belle, comme presque toutes les autres Antilles, et par conséquent présente peu d’attrait au voyageur. Mais cette absence même de beauté scénique l’a préservée du sort de ses voisines. Un pays qui est coupé en paysages, qui se vante de ses montagnes, de ses bois, de ses cascades, qu’on admire pour ses grâces sauvages, est rarement propice à l’agriculture. Une portion de la surface dans de tels pays défie toujours les efforts du cultivateur. De plus, une telle contrée sous les tropiques offre toutes les séductions possibles au nègre indépendant. À la Jamaïque, à la Dominique, à Sainte-Lucie, à Grenade, le nègre émancipé a pu chercher un établissement et devenir heureux ; à Barbados, il n’y avait pas un pouce pour lui.

« Il a donc été obligé de continuer à travailler et à faire du sucre, à travailler tout autant qu’il faisait étant esclave. Il en est résulté que la main d’œuvre a été abondante dans cette île, et dans cette île seulement ; et