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belle toilette. La fille qui suivait derrière avec le livre de prières fit la révérence ordinaire, en se baissant puis se relevant plus vite que la pensée.

« Qui est cette princesse ? dis-je à mon compagnon.

— Vous voyez deux sœurs qui travaillent toutes deux à mon moulin, dit mon ami. Dimanche prochain les rôles vont changer. Polly aura le parasol et le chapeau, et Jenny portera le livre de prières derrière elle sur sa tête. »

La race mêlée est celle qui paraît à M. Trollope destinée à recueillir l’héritage de la prospérité des anciens planteurs. « Le mulûtre, bien qu’il soit sous certains aspects une détérioration du nègre, sous d’autres du blanc, l’emporte aussi sur tous deux sous certains rapports. En règle générale, il ne peut pas travailler comme fait le noir. Il ne pourrait pas rester dans les champs de canne pendant seize heures sur vingt-quatre, comme fait l’esclave de Cuba ; mais il peut travailler sans danger sous un ciel tropical et faire une bonne journée. Il n’est pas sujet à la fièvre jaune comme le blanc, et il est aussi protégé par sa constitution contre les effets de la chaleur que le climat l’exige.

« Il n’y a pas encore eu, que nous sachions, de Galilée, de Shakspeare parmi les mulâtres. Il est possible même qu’il y en ait peu qui puissent se rendre un compte exact du génie de tels hommes. Mais nier que le mulâtre ait une large part de l’intelligence et de l’ambition de ses ancêtres blancs, c’est je crois une sottise et de plus une méchanceté ; parce qu’une telle assertion ne peut naître que d’un injuste désir de leur fermer les portes du progrès. »

Les hommes de couleur se rattachent par toutes les nuances possibles, d’une part au noir, de l’autre au blanc ; les neuf dixièmes ne peuvent pas cacher leur origine, mais il y a une petite fraction qu’un œil exercé seul peut distinguer de la race blanche : malheureusement la jalousie des planteurs et les préjugés maintiennent des barrières qui survivent aux lois qui consacraient jadis l’inégalité des races. L’avenir appartient pourtant aux hommes de couleur ; on en compte plus de soixante-dix mille tandis qu’il n’y a que quinze mille blancs, et si l’émancipation peut attirer encore dans les Indes occidentales des coolies ou des Chinois, elle n’y attire plus d’Européens. L’homme blanc a passe là, il y a laissé sa trace : il a maintenant d’autres provinces à conquérir..

« Heureusement, dit M. Trollope, les hommes de couleur sont capables des travaux les plus élevés comme les plus humbles. Ils y réussissent au grand dépit de la classe qui s’estime supérieure. Ils gagnent de l’argent et savent en jouir. Ils savent être hommes d’État, avocats, médecins. Qu’un étranger se promène dans les boutiques de Kingston, et il verra combien d’entre elles appartiennent à des hommes de couleur ; qu’il aille au parlement, et il verra quel rôle ils jouent dans les débats. »

Pour les blancs la Jamaïque n’est plus ce pays de Cocagne où l’on accumulait jadis, grâce au travail servile, des richesses colossales en peu d’années : ni ducs, ni comtes ne viennent plus gouverner l’île avec grand apparat. Le gouvernement n’en est guère plus recherché que celui de la Nouvelle-Zélande ou de la Colombie anglaise : la main d’œuvre fait défaut aux planteurs ; il y a trop de montagnes, de pays pastoral dans l’île, pour que les trois cent mille noirs qui s’y trouvent aujourd’hui soient forcés de venir demander du travail dans les champs de canne. Disons ensuite que la compétition de Cuba, du Brésil, de Porto-Rico, des États-Unis, ou l’esclavage existe encore et prend chaque jour plus d’extension, est désastreuse pour la Jamaïque. Une récolte abondante à Cuba peut, dans certaines années, abaisser le prix du sucre à un taux ruineux pour le planteur de la colonie anglaise. L’abolition de l’esclavage aux États-Unis suffirait pour rendre aux Indes occidentales leur ancienne splendeur.


Les petites Antilles. — La Martinique. — La Guadeloupe. — Grenada.

Quittons les grandes Antilles sans nous arrêter à Cuba ou nous reviendrons un jour, et entrons dans les petites Antilles dont l’archipel s’étend en ligne recourbée depuis Porto-Rico jusqu’à la Guyane anglaise, à l’embouchure de l’Orénoque. Passons rapidement devant Saint-Thomas, Saint-Christophe, communément nommé Saint-Kitts et Nevis, petites colonies prospères qui exportent chaque année plus de sucre : de Nevis à Antigua on aperçoit l’îlot de Montserrat (voy. t. I, p. 177). Antigua a un excellent port, nommé English Harbour, qui autrefois servait de station navale. De là on arrive à la Guadeloupe, et, après avoir longé la Dominique, à la Martinique, qui est aussi française.

« Nous retrouvons dans ces îles, dit M. Trollope, les riches et sauvages beautés des admirables îles de la mer des Caraïbes. Les montagnes groupées dans les deux colonies françaises sont très-belles, et les collines sont couvertes jusqu’à leur sommet de la plus admirable végétation. Dans chacune de ces îles on est frappé par la grande supériorité des villes principales sur celles des colonies qui nous appartiennent : celle de la Guadeloupe se nomme Basse-Terre et la capitale de la Martinique est Saint-Pierre. Ces villes offrent un contraste avec Roseau et Port-Castries, les localités les plus importantes des deux îles adjacentes anglaises de la Dominique et de Sainte-Lucie. On débarque dans les ports français sur d’excellentes jetées, par des escaliers commodes. Les quais sont ombragés par des arbres, les rues propres et en bon état : les boutiques montrent que le commerce est prospère. Des conduits amènent de l’eau courante dans la ville. Les colons français, créoles ou Européens, considèrent les Indes occidentales comme leur pays. Ils ne tournent pas sans cesse un œil de regret sur la France. Ils se marient, ils travaillent, ils bâtissent pour la colonie et pour la colonie seulement. Chez nous il en est autrement. On considère nos colonies des Indes comme un logis temporaire qu’il faut déserter dès qu’on a gagné assez d’argent en faisant du sucre et de la mélasse. »