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passe en grande partie sa vie à entendre ces récitations, qui ne coûtent pas cher aux oisifs, quand elles leur coûtent quelque chose.

Toutefois le charme qu’elles peuvent avoir, si grand qu’il soit, le cède complétement à celui des représentations théâtrales, avec lequel rien ne peut rivaliser. C’est une furie dans toute la nation ; hommes, femmes et enfants ont les mêmes entraînements sous ce rapport, et un spectacle fait courir toute la ville. Dans tous les quartiers et sur toutes les places, se trouve une sorte d’auvent plus ou moins vaste destiné à cet usage. C’est là que se mettent certains personnages du drame, mais l’action se passe sur la place même, de plain-pied avec les spectateurs. Les femmes sont réunies en foule d”un côté et les hommes de l’autre, sans que ces deux parties de l’assemblée soient cependant très-rigoureusement séparées. Le spectacle est toujours un drame emprunté à la vie des Persans, l’histoire d’une persécution des califes abbassides. La plus célèbre de ces compositions est celle que l’on représente au mois de Moharrem et qui a pour sujet la mort des fils d’Aly et de leurs familles dans les plaines de Kerbela. Cette déclamation dure dix jours, et pendant trois ou quatre heures chaque fois. Ce sont des morceaux lyriques souvent fort beaux et très-pathétiques, ajustés les uns au bout des autres et récités avec passion. On n’y craint pas les longueurs, et les Persans n’ont jamais assez de la peinture détaillée des souffrances, des malheurs, des angoisses, des terreurs de leurs saints favoris. Toute l’assemblée sanglote à qui mieux mieux et pousse des cris de désolation. Chez le plus grand nombre ces démonstrations sont sincères, car il est difficile, en effet, de ne pas être ému, et j’ai vu des Européens saisis de tristesse ; mais, pour quelques-uns, il y a affectation évidente, et ce ne sont pas ceux qui gémissent le moins haut.

De temps en temps, le moullah, qui est assis en face sur un siége élevé, prend la parole pour faire mieux comprendre à la foule combien les Imans ont souffert. Il entre dans les détails de leurs tourments, il paraphrase le drame, il maudit les califes oppresseurs et il entonne des prières. Aussitôt les auditeurs, et principalement les femmes, commencent à se frapper violemment la poitrine en cadence en chantant une sorte d’antienne et en répétant sans fin, avec des cris furieux : « Husseyn, Hassan ! » Puis, l’entr’acte terminé, la pièce reprend. Bien que le fond soit le même depuis bien des années, on y change toujours quelque chose, et généralement on amplifie et développe les morceaux les plus pathétiques. Il n’est pas mal que les acteurs qui remplissent les rôles odieux fondent en larmes comme les spectateurs à l’idée de leur propre scélératesse. J’en ai vu un qui remplissait le rôle abominable du calife Yézyd et qui était tellement indigné de lui-même, qu’en proférant les menaces les plus atroces contre les saints Hassan et Husseyn, il pleurait au point de pouvoir à peine parler, ce qui portait à son comble l’émotion de la foule. Je ne sais si ces gens-là traitent une œuvre d’après les principes de Longin et autres critiques, mais il n’est pas possible de nier qu’ils produisent sur le public des effets dont nos plus beaux chefs-d’œuvre tragiques n’approchent pas. C’est le théâtre compris un peu à la manière des anciens Grecs.

Nous avons l’honneur, nous autres Français, de jouer un très-beau rôle dans la représentation de la mort des Imans, fils d’Aly. Un ambassadeur du roi Jean (quel roi Jean ?[1] C’est ce qu’il n’est pas très-facile d’expliquer) se trouvait à la cour du calife Yézyd quand on lui annonça la famille sainte faite prisonnière à Kerbela. Il chercha à émouvoir le tyran en faveur de ces femmes et de ces enfants. N’ayant pu y réussir, et transporté d’indignation et de douleur, il se déclara musulman et schyyte et fut martyrisé.

J’ai parlé ailleurs des farces, ou saynètes. Je n’y reviendrai donc pas.


Épilogue. — Le Démavend. — L’enfant qui cherche un trésor.

J’ai passé quatre mois campé dans le désert au pied du volcan du Démavend. Nos tentes s’appuyaient à la jolie rivière de Lâr. Un tapis de hautes herbes et de fleurs agrestes s’étendait sous nos pieds. Des pics élancés touchaient le ciel de toutes parts. Nous n’avions d’autres visiteurs dans cette solitude profonde que des nomades qui, de temps en temps, passaient près de nous, dressaient leurs camps loin du nôtre et demeuraient là une ou deux semaines. Un jour des Alavends, tribu turque, vinrent planter trois ou quatre de leurs tentes noires de l’autre côté du ruisseau. Tandis que les hommes allaient chasser et que les femmes s’occupaient des travaux domestiques, un enfant de dix à douze ans, maigre, noirci par le soleil, à demi nu, ayant la figure la plus intéressante et la plus triste, s’approchait de la rive opposée à la nôtre. Il ne nous regardait pas, et tous les jours il revenait de même et ne nous regarda jamais. Il ramassait des pierres sur le bord, les tenait dans la main, et les considérait avec attention, puis les rejetait dans l’eau loin de lui. Quelquefois il examinait plus longtemps un de ces cailloux et, le mettant à part, il reprenait son travail et continuait à chercher. Le soleil torride, la pluie, le vent, le froid, rien ne le chassait, rien n’arrêtait son ardeur fiévreuse, et tant que le jour durait il ne se reposait pas. Il n’aurait pas cessé même la nuit, si une femme, sa mère sans doute, ou si son père n’était venu le chercher. On l’emmenait avec un peu de contrainte et il suivait à regret. Ce petit infortuné avait été frappé du soleil, et il avait perdu la raison ; cet accident arrive fréquemment chez les nomades. Il ne songeait plus qu’à chercher un trésor de la nature duquel il ne pouvait rendre compte, mais pour lequel il oubliait tout ce qui au monde est réel.

J’oserai dire que cet enfant me représente un peu le génie dominant de l’Asie ; dès l’aurore des âges, moins occupé de la vie positive et des choses matérielles que

  1. Il est probable qu’il s’agit, non d’un roi français, mais du fameux prêtre Jean, prince tartare, suivant quelques auteurs, le grand lama suivant d’autres. On trouve une discussion remarquable sur ce mystérieux personnage dans l’introduction que le savant M. d’Avezac a mise en tête de la relation des Mongols et des Tartares, par le frère Jean du Plan de Carpin.