Page:Le Tour du monde - 02.djvu/416

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vaquer aux soins du ménage, soigner les enfants, les vieillards et les malades, à filer la laine et le chanvre ; quant aux hommes, ils n’ont qu’à se jeter sur la paille à côté des animaux, et sauf les heures pendant lesquelles ils soignent leurs bêtes, ils emploient leur temps à dormir d’un long sommeil semblable à celui des marmottes ; parfois, dans leurs moments d’insomnie, ils tricotent des bas et vont tenir compagnie aux dames.

Ruines de la Chartreuse de Durbon. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

C’est là un genre de vie inacceptable pour des hommes habitués au grand air, à la liberté du chasseur ou du pâtre ; aussi la plupart d’entre eux quittent la prison dans laquelle l’hiver renferme leur famille, et suivant l’exemple que leur donnent les troupeaux de Provence, quittent leurs âpres montagnes pour aller séjourner jusqu’au printemps dans les régions plus fortunées du Midi. Vrais nomades, ils habitent pendant la saison des chaleurs les fraîches vallées des Alpes, puis au commencement de l’automne descendent dans les vallées inférieures et enfin, lors de la chute des neiges, vont jouir du doux climat des plages maritimes. Il serait à désirer qu’en hiver les hommes n’eussent pas seuls le privilége d’émigrer dans les plaines tempérées de la Provence. Pendant la saison des neiges, le climat des Alpes devient celui du Spitzberg ; alors les femmes et les enfants, confinés sous terre dans les écuries infectés, n’osent plus sortir de peur de respirer l’air glacé du dehors. Le jour ne viendra-t-il pas où ils pourront émigrer en masse vers les chaudes plaines du Midi, laissant les villages en garde à quelques chasseurs ? Le bien-être des montagnards, leur santé l’exigent impérieusement, et si l’on désire l’extinction graduelle du crétinisme, on ne peut recourir à un moyen plus naturel et plus efficace. Autant les montagnes sont belles quand les vallées qui en ceignent la base leur font une ceinture de feuillage, autant elles sont effrayantes à voir lorsqu’elles reposent sur un monde de frimas. Alors un silence terrible repose sur la vaste étendue des vallées et des montagnes uniformément blanches ; le ciel gris se confond avec l’horizon dentelé des cimes ; souvent les neiges tourbillonnent fouettées par la tourmente, et les avalanches s’écroulent en grondant du haut des rochers. Au milieu de cette nature inhospitalière, l’homme, blotti dans un souterrain, se sent à peine le droit d’exister.

Élisée Reclus


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.