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antique et solennel veut que chaque famille ait sa provision de pain pour une année entière ; ainsi l’on montre aux envieux que la farine ne manque pas. Le pauvre seul mange parfois du pain frais, parce qu’il n’a pas une récolte suffisante pour cuire en une fois la provision de toute l’année ; mais il a honte de sa pauvreté, et quand il s’agit de mettre de nouveau la main à la pâte, il se cache afin d’échapper aux regards des voisins. Le pain de la Vallouise, fait de seigle et de froment, ou bien de seigle et d’avoine, a toujours goût de poussière ou de moisi. Il va sans dire que pour couper ce pain il faut recourir à des moyens héroïques. Sur la table est placé un gros billot de chêne auquel est attaché un coutelas tranchant ; on introduit le pain sous l’instrument, et en appuyant de tout le poids de son corps sur le manche qui termine le coutelas, on parvient à détacher un morceau du bloc de pain soumis à la pression. Pour ramollir ce morceau, dur comme un éclat de marbre, il faut le faire tremper pendant quelques minutes ; les pauvres se contentent d’eau pure, les riches se servent de vin blanc pour cette opération.

Semblables sous ce rapport à toutes les peuplades isolées, les gens de la Vallouise n’ont point d’habitudes commerciales ; ils tâchent de vivre comme si le reste du genre humain n’existait pas, et chacun d’eux tâche de produire dans ses champs et dans son chalet tout ce qu’il croit être nécessaire à ses besoins ou à son agrément. Il se contente de vendre sur les marchés de Briançon et de la Bessée les denrées qu’il lui est absolument impossible de consommer lui-même, et jamais il n’achète qu’à la dernière extrémité les objets les plus indispensables. Il est son propre journalier, son charpentier, son maçon, son boulanger, son tailleur, son cordonnier ; même lorsqu’il est obligé d’accepter l’intermédiaire du fabricant, il se croit tenu de fournir la matière première. Quand il a besoin d’un vêtement de drap, il tond ses brebis, en fait carder et filer la laine dans sa maison, la porte au fabricant qui la transforme en drap, puis au teinturier qui la teint en gros bleu, et enfin rapporte le drap à sa femme qui taille la culotte ou l’habit sur un patron laissé par la grand-mère. De même, les chemises du Vallouisais doivent être faites du chanvre qui croît autour de son chalet ; en outre, le nombre des sétérées de chanvre qu’il cultive doit augmenter avec sa fortune. Un œil exercé peut toujours reconnaître à l’étendue des chènevières situées dans une propriété, combien le maître a de chemises dans son armoire. Il est bon d’ajouter que la plupart de ces chemises ne sont autre chose qu’un symbole de richesse et restent inviolées sur les planches de sapin jusqu’au jour où l’heureux possesseur les transmet solennellement à son fils ou à son gendre.

Ayant ainsi l’ambition de tout produire par eux-mêmes, leur foin, leurs céréales, leurs chanvres, leurs laines, leurs fromages, leur vin, les habitants de la Vallouise sont obligés d’avoir des parcelles de terrain à plusieurs lieues de distance, les unes à l’origine, les autres à l’issue de la vallée, car les produits divers qu’ils demandent ne peuvent être obtenus qu’à différentes altitudes. Les habitants des Claux, non contents d’avoir autour de leurs chalets des champs de céréales, des prairies, des chènevières, quelques arbres fruitiers, ont aussi des chalets d’été à l’Ailefroide, à la Sapenière, à l’Échauda, dans tous les pâturages communaux où ils peuvent envoyer leurs moutons ou leur gros bétail ; d’un hameau, ils tirent leur seigle, leurs choux et leurs navets ; près d’un autre hameau, situé à deux ou trois lieues plus loin, ils traient leurs vaches, font leur beurre et leurs fromages. Quant aux vignobles, ils sont situés à seize kilomètres des Claux, près de l’issue de la vallée, à la base d’un rocher exposé au soleil du midi ; mais leur altitude dépassant mille mètres, ils ne peuvent produire qu’un abominable verjus dont les propriétaires sont pourtant singulièrement fiers. Au milieu du vignoble se trouve la cave ou l’on emmagasine les deux ou trois barriques de liquide récolté, et lorsque le vin manque chez les habitants des Claux, ils sont obligés de seller leur monture et d’employer toute une journée de travail pour aller remplir deux outres goudronnées. En revenant, ils ne manquent pas d’inviter tous les amis qu’ils rencontrent sur la route, la procession grossit à mesure qu’ils se rapprochent du village ; à peine arrivés, tous s’attablent pour fêter le bon vin ; une grande partie de l’outre entamée se vide en l’honneur de l’amphitryon, et celui-ci passe le reste de la journée à cuver sa liqueur. Tel est l’un des moindres inconvénients du système que pratique l’indigène de la Vallouise en produisant sur sa propriété tous les objets nécessaires à sa consommation. Protectionniste fidèle aux saines traditions de l’économie politique, il mange son blé, boit son vin, s’habille de sa laine et de son chanvre, bâtit son chalet avec son propre bois, sculpte lui-même le berceau de son enfant et rabote le cercueil de son père ; il ne paye aucun tribut aux habitants des autres vallées ; mais il mange du pain moisi, boit du vinaigre, s’habille de vêtements mal faits, se construit des cabanes insalubres, fait de ses enfants autant de petits crétins, et de plus il perd son temps qu’il pourrait employer d’une manière utile.

Lorsque vient l’hiver, l’interminable hiver, lorsqu’une épaisse neige remplit la vallée et que les branches d’arbres portent chacune leur poids de glace, ceux qui n’abandonnent pas le pays se réfugient, pour échapper au froid, dans les écuries creusées au-dessous des maisons : les exhalaisons du fumier entassé depuis plusieurs mois, la respiration des chevaux et des mulets, l’absence de courant d’air, l’épaisseur des murailles, même la couche de neige qui obstrue toutes les issues, maintiennent une température confortable dans ces souterrains nauséabonds. On y transporte les instruments culinaires, les rouets, les fuseaux, les branches bénites, l’antique pendule qui mesure les heures de son tictac monotone. Une rigole pavée emporte les eaux ménagères et le purin des animaux dans le tas de fumier qui occupe l’extrémité opposée à celle où siégent les dieux lares de la famille. Toutes les dispositions sont prises dans le but de rendre supportable le séjour des écuries. Le temps se passe assez agréablement pour les femmes qui ont toujours à