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ne comprennent point le mobile qui les poussait ; d’après eux, les Vaudois n’auraient jamais osé braver les terreurs d’un hiver passé au milieu des glaces, des brouillards et des tempêtes, s’ils n’avaient pratiqué de noirs maléfices et connu l’art de transformer les pierres en lingots d’or. En l’an de grâce 1859, il s’est encore trouvé des gens assez superstitieux pour creuser à l’heure de minuit le sol de la Balme, dans l’espoir d’y découvrir des trésors cachés. Quelques années auparavant, un prêtre accompagné de deux sacristains avait réussi à détacher de la voûte enchantée une pierre, qui, grâce à des incantations magiques, devait se transformer en un bloc d’argent ; mais, le lendemain matin, la pierre remonta, dit-on, par une impulsion soudaine et se replaça d’elle-même dans la voûte de la grotte. Heureux celui qui saura découvrir les trésors cachés sous la pierre par les Vaudois fugitifs, de leur vivant noirs magiciens et suppôts du démon !

On le voit : les habitants de la Vallouise ne peuvent se vanter d’avoir l’esprit dégagé des antiques superstitions, et la plupart d’entre eux mériteraient de vivre en plein moyen âge. Il n’est pas un récit de miracle qui ne trouve crédit chez eux, tout prodige est accepté comme vrai sans examen. Un jour qu’un de mes amis, un peu ironique de sa nature, racontait à une société de Vallouisais les merveilles les plus étranges, les aventures les plus miraculeuses de la mythologie indoue, il s’aperçut avec stupeur qu’on acceptait tous ses récits sans arrière-pensée ; les exploits divins de Krichna et de Kali trouvaient dans ces âmes simples une croyance absolue. Séparés du reste du monde par un cercle de glaces et de rochers, initiés depuis quelques années seulement à la jouissance d’un chemin carrossable, les habitants de la Vallouise sont restés à peu près en dehors de tout progrès. Ils sont incontestablement bons, doux et naïfs, mais on ne leur ferait aucun tort si on les comparait à tel peuple barbare du nouveau monde ou de la mer du Sud.

Pour apprendre à connaître les mœurs des indigènes de la Vallouise, qu’on entre dans une de leurs cabanes, et l’on verra que les huttes des Esquimaux[1] ne sont guère inférieures aux habitations de nos compatriotes des Alpes. Je ne parle pas ici seulement de ces gîtes improvisés entre deux rochers surplombants, et dont les murailles sont construites au hasard en pierres de toute provenance, ardoise, granit, marbre ou porphyre ; les plus superbes constructions, celles qui de loin offrent le plus de ressemblance avec les chalets suisses, et dont le toit bruni recouvre un vaste grenier à gerbes, sont en réalité des bouges inhabitables pour tout homme doué du moindre instinct de propreté. En entrant par la porte basse qui est la seule ouverture du taudis, on ne peut d’abord rien distinguer dans l’obscurité générale, mais, en revanche, l’odorat est désagréablement affecté. Lorsque enfin les yeux se sont habitués à ces demi-ténèbres, on ne peut reconnaître les objets, tant ils sont confondus en désordre et recouverts uniformément d’une épaisse couche de suie. Aux noires poutres du plafond sont suspendus des barattes, des marmites, des paniers, des branches jadis vertes de sapin bénit, de fétides articles de vêtement, sale défroque transmise de génération en génération ; des débris de toute espèce sont épars sur le sol presque visqueux ; une table, un lit, un pétrin, et deux ou trois siéges en bois qu’à leur couleur on ne saurait distinguer du sol ou du foyer, occupent plus de la moitié de la chambre ; une âcre fumée se mêle à l’air déjà si corrompu. Près du feu gît une boîte de sapin noirci, hermétiquement fermée par des pièces de toile ou de laine jadis vertes ; cette boîte, d’où s’échappent des gémissements lamentables, ressemble à un cercueil, c’est le berceau d’un nouveau-né. Si le pauvre être a eu le malheur de venir au monde vers le commencement de l’hiver, il est condamné à vivre pendant huit mois de la fétide atmosphère qu’il a respirée au jour de sa naissance ; pendant cette première période de sa vie, de beaucoup la plus importante en résultats pour sa santé future, ses poumons ne s’empliront pas une seule fois de l’air pur qui descend des montagnes ; dans leur sollicitude, ses parents lui ont créé une atmosphère artificielle de la plus funeste insalubrité. Qu’on s’étonne ensuite de la mortalité des enfants dans les Alpes dauphinoises, qu’on s’étonne de compter parmi les survivants un si grand nombre de crétins !

Dans quelques villages, ces êtres dégradés forment le tiers ou la moitié de la population. Abondamment pourvus d’un goître majestueux qui ne fait que s’allonger et grossir avec l’âge, ils atteignent dès leur enfance le plus complet développement possible de leur intelligence, semblables sous ce rapport aux orangs-outangs qui n’ont plus rien à acquérir dès qu’ils sont arrivés à l’âge de trois ans. À cinq ans les petits crétins ont déjà l’air placide et mûr qu’ils doivent garder toute leur vie ; leurs membres sont ramassés et trapus comme ceux des hommes faits ; ils remplissent leurs fonctions de bergers ou de manœuvres aussi bien qu’ils le feront dans la force de l’âge, et comme des adultes, ils portent culottes, habit à queue et large chapeau noir. Ils ont même avant l’âge un certain gros bon sens, et s’ils appartiennent à une famille de notables, rien n’empêche qu’on ne les choisisse pour en faire les sacristains et les marguilliers de la paroisse : une seule chose leur manque, la force d’impulsion nécessaire pour devenir des hommes. Leurs yeux, aussi brillants qu’ils soient, se ternissent peu à peu, leur bouche commence à baver, leurs jambes hésitent et se traînent. Épais, lourds, hideux, ils ne demandent qu’à satisfaire leur faim, et la vue d’une écuelle de lait, d’un morceau de pain les satisfait complétement. Pour comprendre leur misérable état, est-il besoin d’analyser savamment l’eau qu’ils boivent et de doser l’air qu’ils absorbent ? Il suffit de pénétrer dans les tanières impures où ils ont passé leur enfance.

La nourriture des montagnards du Pelvoux ne vaut guère mieux que leur logement ; elle est simple, puisqu’elle se compose presque uniquement de pain, de laitage et de racines ; mais le pain qui forme la base de l’alimentation est toujours de mauvaise qualité. Un usage

  1. Voir la 2e livraison du Tour du monde.