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frent un contraste absolu, et peut-être que nulle part dans les Alpes, on ne pourrait mieux étudier tous les phénomènes que présentent ces étranges fleuves de glace sur lesquels les savants discutent depuis si longtemps sans pouvoir s’entendre. Vu de la plaine de débris qui s’ouvre entre les deux moraines et que parcourt le ruisseau du Banc, le glacier Noir est tellement chargé de détritus de toute espèce qu’il semble une immense coulée de boue, pareille à celle que vomissent les volcans de Java : on ne reconnaît la nature de sa masse que par les crevasses béantes dans lesquelles s’engouffrent incessamment avec un bruit sourd des blocs de pierre et des traînées de cailloux. À la base du glacier s’appuie une effroyable moraine de plusieurs centaines de mètres de haut, composée de fragments de roches arrachés à toutes les montagnes avoisinantes ; des ruisseaux boueux s’échappent de cet amas de blocs et se traînent lentement à travers les débris de la plaine. De l’autre côté, le glacier Blanc, presque entièrement libre de rochers, se termine par de gigantesques degrés et appuie sur le sol des contre-forts verticaux qui le font ressembler à une patte de lion. Ses assises sont d’un blanc pur, çà et là rayé de rouge et de jaune d’or ; de son arche médiane admirablement cintrée s’échappe l’affluent principal du Banc, aux eaux d’un blanc laiteux comme celles du Vénéon. En face du confluent des deux glaciers, le Mont-Pelvoux se dresse comme une flèche gothique, hérissée de clochetons et portant dans ses anfractuosités des champs de glace très-courts, mais très-épais, ressemblant à des marches massives de marbre blanc. À sa base, croissent quelques mélèzes rabougris.

Les crevasses de ces divers glaciers sont assez dangereuses et il s’écoule peu d’années qui ne comptent leur moisson de victimes. Quelques jours avant notre passage une petite fille de dix ans qui gardait ses brebis dans un maigre pâturage situé sur le bord d’un glacier, avait glissé sur une pente de mousse et disparu dans une crevasse : on n’avait pu découvrir son corps mutilé qu’après deux jours de recherche. Un mois auparavant, un autre accident, qui heureusement ne se termina pas d’une manière fatale, avait eu lieu près du même endroit. Un pâtre, arrêté sur la surface du glacier, sondait avec son bâton une couche de neige qui recouvrait l’ouverture d’une crevasse. Soudain la neige s’affaisse et l’entraîne ; avant qu’il ait songé à se jeter en travers de la fente, il se trouve à vingt-cinq mètres de profondeur entre deux murailles de glace bleue et sur un sol jonché de pierres. Sa position était tout à fait désespérée : à sa place, aucun autre n’eût songé à sortir de cette fissure étroite qui laissait à peine un rayon de lumière descendre jusqu’à lui. Les cris étaient inutiles ; car personne ne l’avait accompagné sur le glacier ; autour de lui, il ne touchait que la glace dure, de ses pieds il ne frappait que le roc de granit ; il se sentait gelé par le souffle aigre et froid qui glissait dans la crevasse ; ses vêtements mouillés se glaçaient sur son corps. N’importe : au lieu d’attendre avec frayeur cette mort qui devait lui sembler inévitable, il se met hardiment à l’ouvrage ; avec la petite hache qui termine son bâton, il taille à intervalles égaux, dans les deux parois de la crevasse, des trous profonds qui lui servent d’échelons pour remonter peu à peu ; il arrive ainsi jusqu’à une dizaine de mètres au-dessous de la surface du glacier ; mais à cet endroit, une des parois surplombe tellement qu’il ne peut y tailler de marches, et qu’il est obligé de s’arrêter dans son ascension. Son courage ne l’abandonne pas : il creuse dans une des parois une espèce de niche, et vis-à-vis, deux entailles rapprochées ; ensuite il redescend et va chercher au fond de la crevasse trois pierres, une assez large qu’il pose dans la niche, deux autres plus petites qu’il place dans les marches de la paroi opposée ; puis il s’assied sur la grosse pierre, afin d’éviter à son corps le contact de la glace humide, pose ses pieds sur les petites pierres de la paroi opposée, et ne cesse de battre la semelle pour maintenir la chaleur vitale. Il resta ainsi plus de vingt-quatre heures suspendu à mi-hauteur de la crevasse ; le lendemain matin, les bergers envoyés à sa recherche entendirent ses cris et le retirèrent encore vivant hors de la fente du glacier. Ce héros, qui déploya tant de courage et de présence d’esprit, est un crétin à l’œil terne, à la parole embarrassée, au long goître pendant ; à sa place, tout homme de sens se serait abandonné au désespoir, ou bien aurait croisé ses bras en invoquant la mort ; mais le pauvre d’esprit ne sut pas comprendre son horrible situation et c’est pour cela qu’il réussit à sauver sa vie.


II

La Vallouise. — Le plateau de Puy-Prés. — Le Pertuis-Rostan. — Le village des Claux. — Le Mont-Pelvoux. — La Balme-Chapelu. — Mœurs des habitants.

La Vallouise, jadis appelée Valpute, est une vallée tortueuse, longue d’environ vingt kilomètres, depuis les moraines du glacier Noir et l’arche du glacier Blanc jusqu’à son confluent avec la vallée de la Durance. Elle offre incontestablement les paysages les plus charmants des Alpes dauphinoises : il faudrait même aller jusqu’en Piémont pour trouver des sites aussi gracieux, des forêts aussi vastes, des plateaux plus riants et mieux cultivés. C’est à la rencontre des terrains géologiques qui composent cette partie des Alpes que la Vallouise doit la richesse de sa végétation et la diversité de ses aspects. Les gorges supérieures appartiennent encore au Pelvoux et traversent les formations primitives : là, ce ne sont que glaces, rochers écroulés, murailles de rochers à pic, cascades mugissantes ; au point de contact des terrains primitifs et des grès à ambracite, des bouquets de sapins sont épars sur les pentes et sur le bord des torrents ; puis vient la formation du lias avec ses massifs de trembles, de hêtres, de mélèzes, ses larges croupes herbeuses, ses buissons fleuris, ses eaux ruisselantes et ses plateaux boisés, dominés par d’âpres crêtes calcaires semblables aux ruines de gigantesques murailles.

Le chef-lieu de la vallée, décoré par les habitants du nom de Ville-Vallouise, ou plus brièvement de Ville, ne mérite guère son nom ambitieux : c’est un misérable