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EXCURSIONS DANS LE DAUPHINÉ,

PAR M. ÉLISÉE RECLUS[1].
1850-1860.




I

La Grave. — L’Aiguille du Midi. — Le Clapier de Saint-Christophe. — Le pont du Diable. — La Bérarde. — Le col de la Tempe.

Dans les deux numéros précédents du Tour du monde, M. Adolphe Joanne a décrit quelques-uns des sites les plus pittoresques du Dauphiné : le pic de Belledonne, le Graisivaudan, le Royannais, le Vercors. Il faudrait écrire des volumes pour les faire connaître comme ils le méritent, ainsi que tant d’autres parties de cette belle province : le Champsaur, le Val-Godemar, le Val-Queyras et cette étonnante chaîne de montagnes à laquelle les formes étranges et hérissées de ses pics, ses obélisques, ses pyramides et ses aiguilles, les blocs amoncelés dans ses vallons, les ravages de ses torrents ont fait donner le nom de Dévoluy (devolutum), synonyme d’écroulement. Ce groupe de montagnes, ancienne et formidable citadelle des Sarrasins, se termine de tous les côtés par des roches abruptes dont les deux Buech, le Drac et l’un de ses affluents rongent les bases ; le Mont-Aurouze, grand pic qui se dresse à son extrémité méridionale, est entouré de talus de pierres et de débris étincelants au soleil comme des contre-forts de marbre blanc ; tous les sommets qui partent de ce colosse à l’apparence volcanique semblent des entassements de montagnes en désordre ; on ne voit de toutes parts que des ruines et des avalanches de rochers avec lesquelles la charmante vallée de Saint-Étienne, située au centre du groupe, comme au fond d’un cratère, et les vastes forêts de la Chartreuse de Durbon, produisent un délicieux contraste. Mais quel que soit l’intérêt offert par cette chaîne étrange du Dévoluy, elle le cède sous tous les rapports au massif du Pelvoux ou de l’Oisans, le plus remarquable de la France avant l’annexion de la Savoie.

Ce massif de terrains granitiques situé dans les deux départements de l’Isère et des Hautes-Alpes, est de forme presque circulaire. Du côté du nord, il présente un front de montagnes à pic séparées des Grandes-Rousses et de la chaîne méridionale de la Savoie par la dépression du Lautaret et l’étroite combe de Malaval ; au sud, il dresse comme un promontoire la montagne escarpée de Chaillol-le-Vieil dominant la haute vallée du Drac ; à l’est et à l’ouest, il est limité par une série de cols gazonnés et de sommets calcaires ; de profondes vallées, que parcourent de furieux torrents, la Guisane, la Gironde, le Fournel, le Vénéon, la Séveraisse, entaillent ce massif et présentent les seules voies qui donnent accès aux hautes sommités pendant les plus beaux jours de la belle saison ; encore ces vallées aboutissent-elles sans exception à quelque muraille croulante et souvent inabordable du glacier qui remplit uniformément les cirques et recouvre les sommets, vaste étendue blanche que percent çà et là de noires aiguilles mouchetées de neige. Le soulèvement du Pelvoux, d’une hauteur moyenne de deux mille cinq cents à quatre mille mètres, n’a guère que quarante kilomètres de long sur trente kilomètres de large ; cependant, il offre dans ce petit espace un vrai dédale de neiges, de glaces, de moraines, de fissures étroites, de rochers et de pics : on pourrait cheminer pendant des années dans ce labyrinthe de montagnes sans le parcourir en entier.

Ce massif si remarquable par ses beautés naturelles et ses phénomènes grandioses est encore à peu près inconnu, si ce n’est aux botanistes et aux géologues. Un grand nombre de rocs et de glaciers n’ont encore été visités que par les chamois et les chasseurs ; plusieurs pics élevés attendent encore leur nom ; tel col, qui fait communiquer les vallées les plus importantes des deux versants, n’a encore été franchi que par une trentaine de personnes, et la Vallouise, charmante vallée ouverte au pied même de la montagne qui a donné son nom au massif entier, ne reçoit peut-être pas dix voyageurs par an. Sans aucun doute, les habitants des villes voisines, Grenoble, Gap, Briançon, connaissent bien mieux de visu ou par ouï-dire les beautés de la Suisse et de la Savoie que celles des montagnes qui bornent leur horizon. Heureusement qu’un Écossais, M. Forbes, a visité les hautes vallées du Pelvoux et raconté son voyage à ses compatriotes[2]. Espérons qu’une pacifique invasion d’Anglais nous apprendra que cette région de notre patrie n’est pas moins belle que bien des pays étrangers fourmillant chaque année de touristes innombrables. Il est temps que les Français apprennent à connaître la France.

Le panorama le plus grandiose offert par le massif du Pelvoux est sans contredit celui que l’on contemple du haut de l’arête méridionale de la Maurienne ; de ce côté la citadelle de montagnes se présente dans toute sa largeur comme une muraille à pic, depuis les glaciers de Monetier et l’hospice de la Madeleine jusqu’aux pâturages du Mont-de-Lans : on n’en est séparé que par une

  1. Suite et fin. — Voy. pages 369 et 385.
  2. Norway and its glaciers visited in 1851 ; followed by a Journal of excursions in the High Alps of Dauphiné, Berne and Savoy, by James D. Forbes ; Edinburgh, Adam and Charles Black. 1853.