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les allumettes dont nous étions porteurs avaient été inutilement brûlées. Nous sondions le terrain à droite et à gauche pour ne pas nous précipiter dans les Guiers, et nos bâtons ferrés s’enfonçaient d’un côté dans le vide. Nous ignorions alors que le pont fût en biais. Jamais, je crois, voyageurs attardés n’ont été égarés, dans une obscurité plus profonde. Enfin à une nouvelle tentative mon bâton alla chercher si bas un point d’appui qu’il n’en rencontra plus. Je tombai avec lui dans l’abîme. Mes amis me crurent perdu. Par bonheur un bloc de rocher m’arrêta ; mais, comme je ne voyais pas le danger que je courais (j’en frémis plus tard quand je vins au grand jour explorer ce terrible passage), je n’eus aucune frayeur, et, en me relevant, j’aperçus l’arche du pont qui se dressait à sept ou huit mètres au-dessus de ma tête. Le torrent franchi, nous étions sauvés. Toutefois il y avait encore un long trajet à parcourir avant d’atteindre le couvent. Les émotions que nous avions éprouvées, lus pour les autres que pour nous-mêmes, avaient doublé notre fatigue. Onze heures sonnaient quand nous frappâmes à la porte du monastère. Nous avions, tous cinq, grand besoin d’un bon souper, d’un grand feu, de quelques verres de liqueur et d’un lit… et pourtant le temps était beau. Si vous nous aviez entendus, mon révérend père, ne seriez-vous pas venu nous ouvrir, et, si vous étiez venu nous ouvrir, auriez-vous refusé de nous recevoir malgré le règlement qui fixe à huit heures, je crois, la fermeture définitive des portes ? Non certainement. On nous entendit, on nous ouvrit, on s’empressa de nous offrir tout ce dont nous avions besoin, et nous en conserverons une reconnaissance éternelle. Cependant, je l’avoue entre nous, chaque fois que j’entre dans la salle des voyageurs, que je vois l’excellent frère Gérasime vendre des caisses de liqueurs, faire faire l’addition des voyageurs qui fument leur cigare en soldant leur compte, à côté d’une affiche jaune indiquant le service des omnibus de Saint-Laurent-du-Pont à la Grande-Chartreuse et la marche des trains du chemin de fer de Paris-Lyon à la Méditerranée, j’éprouve quelques-unes des émotions qui ne manqueront pas de vous troubler lorsque nous arriverons tout à l’heure au couvent…

La gorge de Trente-Pas. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

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Notre conversation dura encore longtemps, mais il faut que je cède la place à mon collaborateur et ami, M. Élisée Reclus, qui va conduire mes lecteurs dans d’autres régions du Dauphiné, qu’il connaît et qu’il décrira mieux que moi.

Adolphe Joanne.