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faits dont la nature s’est plu à la combler ; et cependant cette cité, trop favorisée du ciel, n’a jamais joui d’un bonheur complet. Au lieu de se laisser vivre au jour le jour, en admirant les délicieux et beaux paysages qui les entouraient de toutes parts, en dégustant, dans un doux far niente, sous leurs fraîches tonnelles, l’excellent vin qu’ils avaient l’inappréciable chance de pouvoir récolter sans trop de fatigue, en se livrant même, si l’envie les en eût pris, à des discussions historiques et archéologiques, ses habitants n’ont jamais laissé échapper une occasion de se quereller, de se battre, de s’égorger ; que dis-je ? dès qu’elle leur manquait, ils s’empressaient de la faire naître. L’homme est trop souvent inquiet, maladroit, pour ne pas dire sot, envieux, entêté, vindicatif, dominateur. L’histoire de Die servira-t-elle de leçon à d’autres villes ? J’en doute ; mais, pour justifier mes reproches, je vais essayer de la raconter le plus brièvement que je pourrai.

Ce n’est pas l’étymologie du nom de la ville qui a divisé la population en deux ou plusieurs camps rivaux. Cette étymologie, malgré les savants, paraît à peu près certaine. Die vient de dia, c’est-à-dire de dea, en français déesse. Sous les Romains, pour ne pas remonter plus haut, cette ville était consacrée à Cybèle, la déesse ou la bonne déesse, à laquelle elle rendait un culte particulier. Les Voconces ou Vocontiens, — on appelait ainsi les habitants de la vallée de la Drôme et d’autres vallées voisines, — avaient alors la passion des tauroboles, sacrifices des taureaux. C’était une distraction assez sauvage, comme vous allez en juger. Il fallait être singulièrement Voconce pour se complaire à de pareils divertissements. Ne désirant nullement me faire un mauvais parti dans la Dea Vocontiorum, j’emprunte les renseignements suivants à Millin, etje déclare solennellement que je lui en laisse toute la responsabilité :

« On creusait une grande fosse où descendait le prêtre qui devait faire l’expiation ; il avait une robe de soie, une couronne sur la tête et des bandelettes. Le plancher de la fosse était percé de plusieurs trous. Le sang de la victime arrosait le prêtre qui devait se retourner pour le recevoir partout ; alors chacun se prosternait devant lui, comme s’il représentait la divinité. Ses habits ensanglantés étaient conservés avec un respect religieux. Le taurobole était donc une expiation, un baptême de sang : on le renouvelait tous les vingt ans. Les femmes recevaient cette régénération comme les hommes. »

Aujourd’hui encore, on trouve à Die cinq autels tauroboliques bien conservés ; d’autres, dont les inscriptions sont parvenues jusqu’à nous, ont été détruits ; mais ces inscriptions et les autels qui restent suffisent pour témoigner de la sottise et de la brutalité de ses anciens habitants. Du reste, les tauroboles ne sont pas les seules antiquités de Die. « Il est peu de villes, dit le savant auteur de la Statistique de la Drôme, M. Delacroix, où l’on remarque un aussi grand nombre de monuments anciens, d’inscriptions, de colonnes et de bas-reliefs. Beaucoup de ces fragments sont employés dans des bancs et des chambranles de portes et fenêtres. La porte de Saint-Pierre, par laquelle on arrive à Die, en venant de Saillans, est un reste de construction romaine. On y voyait autrefois une inscription portant que Sextus Vencius Juventianus, prêtre augustat, agrégé au corps des citoyens et élevé à la dignité de sénateur de Lyon, etc., avait obtenu des Vocontiens les honneurs d’une statue, à cause de sa grande libéralité pour les spectacles et les jeux publics. À gauche, hors de la même porte, est un lieu vulgairement appelé palat : on croit que c’est l’emplacement de l’ancien palais. Un peu plus loin, et tout près des remparts, on remarque des restes de murailles en forme d’hémicycle, qui font conjecturer que ce sont les ruines d’un théâtre. À quelque distance de là, on reconnaît les vestiges des aqueducs qui amenaient à Die les eaux de la vallée de Roumeyer et du Val Croissant. La porte Saint-Marcel, avec ses deux tours, est un arc de triomphe auquel furent ajoutées, dans le moyen âge, des constructions qui contrastent avec ce qui reste de cet ancien édifice… Les belles colonnes de granit qui forment le péristyle de l’église cathédrale et celles qui supportent les voûtes supérieures des divers étages du clocher ont évidemment appartenu à des monuments antiques… De tous côtés, on a découvert des bas-reliefs, des mosaïques, des inscriptions… »

Die, s’étant convertie au christianisme dès le troisième siècle, renonça sans doute à ses pratiques païennes, mais elle s’était trop habituée aux sacrifices des taureaux pour se priver du plaisir de verser ou de voir couler le sang. À défaut de taureaux, elle immola des hommes. Ses évêques et ses comtes s’en disputant incessamment la possession, elle prit parti tantôt pour les évêques, tantôt pour les comtes, afin de satisfaire à discrétion ses appétits de bête fauve. Aussi grand fut son mécontentement lorsque, en 1201, l’intervention du dauphin du Viennois, Guignes André, vint mettre un terme à une lutte civile qui durait depuis des siècles. Sous le prétexte assez spécieux, je l’avoue, de revendiquer les droits naturels ou les priviléges dont l’avaient dépouillée ses seigneurs ecclésiastiques, la population se souleva, et, ce qui est beaucoup moins excusable, se permit, sans doute pour s’entretenir la main, de massacrer son évêque, Humbert, devant l’une des portes de la cathédrale, appelée depuis cette époque la porte rouge. Ce sacrifice d’un prélat, substitué, malgré le progrès général de l’humanité, à celui d’un taureau, eut lieu le 3 novembre 1222. Il devait être et il fut inutile. Humbert mort, Amédée lui succéda, et le comte de Valentinois, investi du fief des anciens comtes, lui déclara la guerre. Toutes ces querelles impatientèrent à la fin le pape Grégoire X, qui, pour en finir, employa un moyen moins violent, mais plus sûr que celui dont s’était servi jadis la populace : au lieu de supprimer l’évêque (Amédée venait de mourir), il supprima l’évêché qu’il réunit à celui de Valence (1275). Le remède fut, hélas ! pire que le mal. Les chanoines et les habitants, ligués ensemble, s’insurgèrent aussitôt contre le titulaire des deux évêchés, et le contraignirent à confirmer leurs priviléges. Les chanoines avaient leur petite armée de mercenaires qui