L’État persan n’existe pas en réalité, l’individu est tout. L’État ? comment pourrait-il être, lorsque personne n’en prend aucun souci ? La population, assez semblable, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, à celle de l’empire romain, méprise ses gouvernants, quels qu’ils soient, bons ou mauvais, déprédateurs ou bien intentionnés. Incapable de fidélité politique et de dévouement, pleine d’adoration pour le pays en lui-même, elle ne croit à aucun moyen de le conduire. Aussi tout le monde pillant sans honte comme sans scrupule, et profitant à qui mieux mieux des deniers publics, il n’existe en fait que peu ou point d’administration. La police qui se fait dans les villes est assez bien entendue, il faut le reconnaître, ne serait-ce que pour la singularité du fait. De toute antiquité, les villes d’Asie connaissent et pratiquent l’excellent système de surveillance qui consiste à entretenir des gardiens de nuit dans chaque rue. On n’entend pas de tapages nocturnes ; il n’y a pas de désordres publics. Mais, en dehors de ce point-là, tous les autres sont réduits à néant. Une partie de la population urbaine ne paye jamais d’impôt, soit que des priviléges abusifs que rien ne justifie, sinon le long usage, aient légitimé un prétendu droit, ou que, par de fausses mesures, l’autorité royale l’ait consacré, ou enfin que simplement les contribuables, n’étant pas en humeur de payer, chassent les percepteurs ou ne consentent pas à les recevoir. J’ai vu des villes se donner cette position commode, et les gouverneurs n’y pouvaient rien, faute de troupes, de ressources ou de bonne volonté. Mais personne n’y prend garde.
Autrefois, la viabilité était très-perfectionnée en Perse. Les rois sassanides avaient créé, dans les provinces du Sud principalement, de magnifiques routes, des ponts, des caravansérails en grand nombre. Les différentes dynasties musulmanes continuèrent ce système, et jusqu’à la fin des Séfévys, dans le premier tiers du siècle précédent, les travaux existants furent conservés avec soin, et çà et là augmentés. Mais, depuis lors, tout est détruit, tout a disparu. Dans l’empire entier il n’existe plus un chemin, pas même pour aller de Téhéran à la résidence d’été du souverain, qui en est à deux lieues. À la vérité, tant que dure la belle saison, la nature du sol et la sécheresse soutenue du climat permettent de s’en passer en beaucoup d’endroits. L’habitude et l’adresse font le reste.
Il y a encore quelques ponts, la plupart construits par des particuliers. Comme on ne les répare point, il est d’usage de les économiser, en ne passant dessus qu’en cas de nécessité absolue. Un honnête voyageur me disait que c’était pécher que d’user les ponts sans besoin. Un homme consciencieux traverse à gué, et les caravanes n’y manquent jamais.
Il n’y a pas de forteresses ; il n’y a pas d’arsenaux sérieux ; il n’y a pas un magasin public ; l’administration, quant à son personnel, n’existe que pour fournir à une partie nombreuse, il est vrai, de la population, des prétextes pour vivre aux dépens de l’autre ; l’armée cause plus de concussions qu’elle ne rend de services. Cependant elle est utile encore, car elle peut, dans bien des cas, maintenir l’ordre, et surtout elle a puissamment contribué à tenir en échec d’abord, à ruiner ensuite la puissance des tribus nomades. Mais, en somme, en disant du gouvernement de la Perse qu’il n’existe pas, on n’exagère que de bien peu.
Je ne crois pas qu’il y ait de lieu au monde où l’on s’amuse plus continuellement que dans un bazar de Téhéran, d’Ispahan ou de Schyraz. C’est une conversation qui dure toute la journée sous ces grandes arcades voûtées, où la foule se presse perpétuellement aussi bigarrée que possible. Les marchands sont assis sur le rebord des boutiques, où les marchandises s’étalent avec un art d’exposition que nous avons imité et perfectionné. Les loutys coudoient la foule, le bonnet de travers, la poitrine débraillée, la main sur le gâmâ. Les aveugles chantent. Un raconteur d’histoire s’est emparé du chemin et hurle à pleins poumons les douleurs ou les attendrissements, ou les paroles édifiantes d’un roman. Là, passent des Kurdes avec leur turban énorme et leur physionomie sombre et sérieuse. Au milieu d’eux se glissent, semblables à des anguilles, des mirzas, l’encrier à la ceinture, gesticulant comme des possédés et riant à grands éclats ; dans leur marche précipitée, ils tombent sur une file de mulets chargés de marchandises, qui sont arrêtés à leur tour par de longs chameaux venant en sens inverse. La question pour la foule est de passer au milieu de ce conflit ; ce qui est certain, c’est qu’elle y passe. Un derviche avec ses cheveux épars, son bonnet rouge brodé en soie de couleur de maximes édifiantes, le corps à demi nu, la hache sur le dos, et faisant sonner une grosse chaîne de fer, s’entretient familièrement avec un moullah, marchand de livres, ou un tourneur qui lui fabrique un tuyau pour son kalyan. Là-dessus passe un gentilhomme afghan à cheval, suivi d’une troupe de ses stipendiés. C’est la figure dure, sauvage, intrépide des lansquenets, et c’est aussi leur air débraillé. Turbans bleus collés sur la tête, habits de couleur sombre déguenillés, de grands sabres, de grands couteaux, de longs fusils et de petits boucliers sur l’épaule, de vrais pandours, et dans toute cette cohue des troupeaux de femmes. Elles errent deux à deux, quatre à quatre, très-souvent seules, toutes uniformément couvertes d’un voile de coton, rarement de soie, gros bleu, qui les entoure depuis le sommet de la tête jusqu’aux pieds. Le visage est étroitement caché par une bande de toile blanche qui s’attache derrière la tête, par-dessus le voile bleu, et retombant devant jusqu’à terre, rend impossible d’apercevoir ni de deviner les traits. Un carré brodé à jour à la hauteur des yeux, leur permet de voir très-bien et de respirer à travers ce rou-bend ou lien de visage. Sous le voile bleu appelé tchader, qui est surtout destiné à envelopper depuis la tête jusqu’aux genoux de la personne, se met encore un vaste panta-