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Si cette grande et belle province de l’ancienne France, presque rivale de la Suisse et de la Savoie, supérieure à tous égards aux Pyrénées, est beaucoup moins connue et surtout plus rarement visitée, c’est, il faut le dire, la faute de ses habitants. Non-seulement les Dauphinois n’avaient jamais rien su faire, ni livres, ni chemins, pas même des auberges, pour attirer et retenir les étrangers dans leur pays (c’est à peine s’ils ont le sentiment de sa beauté), mais ils ne font même rien pour s’y plaire eux-mêmes. La plupart des familles nobles et riches y habitent des masures à demi ruinées, dont les prétendus parcs ressemblent à des vergers de fermes mal entretenus. Cet abandon, dans lequel on laisse les maisons décorées du nom de châteaux, frappent au premier aspect les observateurs les plus superficiels. Où la propreté la plus vulgaire manque complétement, il serait insensé de chercher le confortable. Les cours, les corridors, les escaliers de la moitié au moins des maisons de Grenoble étaient encore en 1860 des dépôts publics d’immondices. Cet état de choses qui indigne les étrangers, la population ne le voit pas, ne le sent pas ; elle s’y est accoutumée. Les habitants des villes, à plus forte raison les paysans, n’ont guère plus de soin de leur personne que de leurs demeures. Il y a sans doute des exceptions, et de nombreuses, mais ces trop justes reproches s’adressent à l’immense majorité. Entrez-vous dans une auberge ? vous avez peine, si affamé que vous soyez, à vaincre la répugnance que vous inspirent l’aspect et l’odeur de la salle où l’on vous introduit. Avant la découverte de la poudre insecticide, dont l’inventeur est un Dauphinois, et dont l’usage n’est pas encore assez répandu, tous les lits étaient de véritables ménageries. Montez-vous dans une voiture ? les coussins sont déchirés, les vitres cassées, les portières brisées ; heureux surtout si vous n’avez pas pris une place de coupé, car trois rustres, puants et grossiers, viennent s’asseoir devant les ouvertures par lesquelles vous espériez admirer le paysage, et, non contents de vous priver d’air et de lumière, vous envoient au visage… la fumée de leur mauvais tabac. L’incurie des administrations est encore plus inconcevable que l’apathie des habitants ; je n’en citerai qu’un exemple ; il suffira. À six kilomètres de Grenoble, se trouve, sur la rive gauche de l’Isère, un village qui doit sa réputation aux fromages qu’il ne fabrique pas, et aux curiosités naturelles qu’il a le bonheur de posséder sur son territoire. C’est Sassenage. Ces curiosités vraiment belles, — des Cuves, c’est-à-dire des grottes d’où sort un torrent, des cascades et de beaux points de vue, — y attirent chaque année un grand nombre de Dauphinois et d’étrangers, qui enrichissent, ou du moins qui aident à vivre par leurs dépenses, une partie de la population. Eh bien ! le croirait-on ? la commune de Sassenage n’a jamais eu l’idée de faire quoi que ce soit dans son intérêt pour faciliter aux visiteurs l’accès des Cuves. Le sentier de la rive droite du Furon est d’une roideur désespérante ; celui de la rive gauche devient tellement imprati-

Le Mont-Aiguille vu de Clelles. — Dessin de Daubigny d’après M. A. Muston.