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noblois la vue de Belledonne ; au sud se dresse la Grande Voudène, qui atteint deux mille sept cent quatre-vingt-neuf mètres ; au nord-est se montrent, au-dessus d’une muraille presque à pic, couverte de neige et de glace, les trois pics de Belledonne, dont le plus élevé, haut de deux mille neuf cent quatre-vingt-un mètres, est à sept cent vingt-huit mètres au-dessus du grand lac Domeynon. Dès lors on se plaît à contempler cette pointe, longtemps cachée, qu’il faut atteindre ; à peine si le sifflement d’une marmotte ou l’apparition soudaine d’un chamois (on en rencontre souvent dans ces parages) parviennent à détourner l’attention : c’est là qu’est le terme de tous les efforts, la récompense de toutes les fatigues, la réalisation de toutes les espérances. Quelques pas encore et nous admirerons le panorama que nous sommes venus chercher si haut, car aucune vapeur ne trouble la sérénité du ciel.

Mais ces derniers pas sont plus nombreux qu’on ne le croirait d’abord ; ils sont plus pénibles, surtout si l’on suit le chemin que je me suis tracé. Dès que nous eûmes atteint l’extrémité supérieure du vallon de Domeynon, je demandai à Marquet quelle direction il se proposait de prendre. Il me montra de la main les montagnes qui s’élevaient à notre droite et qui paraissaient en effet d’un abord relativement facile.

« Combien de temps nous faudra-t-il, lui dis-je alors, pour arriver au sommet de Belledonne en faisant ce long détour que vous m’indiquez ?

— Une heure et demie, me répondit-il.

— C’est bien long. Pourquoi ne monterions-nous pas en suivant la ligne droite ?

— La pente est trop roide. »

Il s’agissait en effet de gravir une pente de quarante-cinq degrés environ, recouverte d’une couche épaisse de cette neige grenue et durcie qui n’est plus de la neige à proprement parler, mais qui n’est pas encore de la glace et qu’on appelle dans les Alpes le nevé.

« Essayons.

— Je n’oserais pas y conduire des voyageurs. Ce serait une trop grande responsabilité.

— Si les voyageurs vous y conduisent, les suivrez-vous ?

— Peut-être. »

J’avais exploré assez de glaciers dans les Alpes de la Suisse, de la Savoie et du Tyrol pour savoir que je ne courais aucun danger en tentant de gravir cette pente de neige un peu trop roide. Puisque ce n’était pas un glacier, il n’y avait aucune crevasse à redouter. D’ailleurs, avec une pareille inclinaison, les crevasses, étant toujours visibles, sont faciles à éviter. Le seul risque auquel on s’exposait était une chute. Or on peut tomber partout si l’on manque de prudence ou de solidité. Mon parti fut bientôt pris. J’en avertis mon compagnon qui n’hésita pas à me suivre. En me voyant si résolu, Marquet hocha la tête et s’assit sur un bloc de rocher.

Le nevé se trouvait dans d’excellentes conditions ; il n’était ni trop dur ni trop ramolli. En y enfonçant quatre ou cinq fois de suite avec vigueur l’extrémité de mon gros soulier ferré, je formais facilement un degré qui offrait toute la solidité désirable. Mon compagnon n’avait qu’à monter cet escalier improvisé que je traçais parfois en zigzag pour diminuer la roideur de la pente. Nous nous élevions rapidement, et déjà nous avions atteint la moitié environ de la rampe, lorsque Marquet se décida à profiter de mon chemin. Il fut bientôt auprès de nous, c’est-à-dire derrière nous. Nous arrivâmes ainsi à la file, non sans fatigue mais sans accident, sur un vaste plateau de nevé en pente douce, d’où une demi-heure nous suffit pour nous élever jusqu’à celui des pics de Belledonne que couronne une croix de bois. Le grand pic, haut de quelques mètres seulement au-dessus du point où nous étions parvenus, est si escarpé qu’aucun être humain n’a pu le gravir.

Quelques nuages avaient malheureusement, pendant la dernière partie de notre ascension, monté du fond des vallées sur un certain nombre de sommités qu’ils nous cachaient. Toutefois le panorama que nous découvrions encore répondait entièrement à nos espérances. J’en connais peu de plus grand, de plus varié, de plus beau. Un pareil tableau ne saurait ni se peindre ni se décrire. Je ne ferai donc pas ici une tentative inutile. J’indiquerai seulement en quelques lignes les points les plus importants ou les plus éloignés qu’embrassaient nos regards.

Au-dessous de nous, dans la direction du nord-ouest, s’enfonçait un véritable glacier, aux pentes escarpées, sillonné de crevasses, et descendant jusqu’à un petit lac — le lac blanc — dont les eaux arrosent le sauvage et pittoresque vallon de Mury ; puis, au-dessus de la grande vallée du Graisivaudan se redressait avec un élan superbe le curieux massif auquel la Grande Chartreuse a donné son nom. Nous en reconnaissions aisément tous les pics principaux ; le Casque de Néron, la Pinéa, Chamechaude, le Grand Som, la Dent de Crolles, le Granier. Entre ces deux dernières montagnes, apparaissait le lac du Bourget, dominé à gauche par la chaîne du Mont-du-Chat, à droite par la Dent de Nivolet et le massif des Beauges. Des brumes nous dérobaient la vue du Jura, de la vallée du Rhône et de Lyon. Mais, à la droite des Beauges le Mont-Blanc, qui nous montrait sa plus haute cime et les Aiguilles Verte et du Dru, cachait dans les nuages ses autres Aiguilles. Les montagnes de la Suisse, du Piémont et de la Savoie comprises entre le Mont-Blanc et les Grandes Rousses étaient trop enveloppées de nuages pour que nous pussions bien distinguer leurs profils, et parvenir à les reconnaître. M. Antonin Macé, qui a été plus heureux que nous[1], croit avoir vu le Mont-Rose et le Saint-Gothard, le Grand Saint-Bernard, le Mont-Iseran, le Petit Saint-Bernard, le Mont-Thabor et le Mont-Cenis. Je serais désolé de le contredire, car il fait autorité. Cependant il m’est difficile d’admettre que, du sommet de Belledonne, on aperçoive le massif du Saint-Gothard. À l’est, au contraire, le ciel était encore libre de nuages. Nous dominions la vallée de l’Eau-d’Olle au fond de laquelle se tapissaient

  1. Le pic de Belledonne. Grenoble, Maisonville. 1858.