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et d’un côté une chaîne lointaine de basses montagnes. On n’entend d’autre son que le chant des oiseaux ; des fleurs sauvages, de toute forme et de toute odeur, couvrent le sol et les buissons. Voici la fameuse terre rouge si renommée pour sa fertilité. Il semblerait que l’avenue a été couverte de briques pulvérisées, et la poussière elle-même a une couleur rouge. Voici la haute maison à un seul étage, avec ses longues, hautes piazzas. Ici la haute muraille, peinte de blanc, qui enceint un grand carré, ne s’ouvre que par une porte, et donne à l’habitation l’air d’un fort ; là-bas sont les cases des noirs ; plus loin la fabrique de sucre, la cheminée qui fume, et les chars avec leurs bœufs. Par la porte, je puis apercevoir deux messieurs à table, et deux négresses, dont l’une sert, et l’autre est occupée à chasser les mouches. Le nègre qui m’accompagne et porte mon bagage, met la main à son chapeau, et attend qu’on lui donne la permission d’entrer sur la piazza : car dans les plantations les nègres ne peuvent approcher la porte de la maison sans en avoir reçu la permission. Ma lettre d’introduction lue, on me reçoit avec la plus cordiale hospitalité.

La plantation où je suis se nommait le Labyrinthe « El Labarinto » : pendant trente ans elle a été un cafetal (plantation à café) très-prospère. Les causes qui ont amené la chute des cafetals à Cuba ont agi ici comme ailleurs : et on a créé maintenant une plantation de cannes à sucre à la place, sous le nom nouveau de la Ariadne.

La conversion des plantations à café en plantations à sucre, du cafetal en ingenio, a très-sérieusement affecté les conditions sociales et économiques de l’île de Cuba. Le café doit venir à l’ombre ; en conséquence, un cafetal était une plantation d’arbres ; l’économie et le goût à la fois avaient amené les planteurs, qui presque tous étaient des réfugiés de Saint-Domingue, à choisir des arbres fruitiers, avec des arbres dont le bois était recherché, aussi bien que ceux qui étaient remarquables par leur beauté. Sous ce manteau d’arbres croissait le caféier, plante toujours verte, et presque toujours en fleurs, avec des baies de teintes changeantes, qui deux fois l’année, donnent les grains de café. Pour exploiter la plantation, il fallait y percer, à des intervalles assez nombreux, des avenues assez larges pour les voitures. La plantation était par conséquent découpée comme un jardin, avec des avenues, des sentiers, sous l’ombre des arbres les plus admirables ; l’espace qui séparait les avenues était un immense verger, à l’ombre duquel s’élevait, jusqu’à cinq ou six pieds de hauteur, la plante à café. Le travail consistait à soigner la plante, à recueillir le café, et les fruits ; on cultivait en outre des légumes, on élevait des moutons, des chevaux et des bœufs. C’était de l’horticulture, sur la plus vaste échelle possible. Il fallait beaucoup de temps pour créer le jardin, les Cubains disent volontiers « le paradis d’un cafetal » : une fois achevé, c’était un séjour délicieux et aimé. On n’avait besoin d’aucune aide mécanique, on se passait de la vapeur, de la science ; il suffisait de connaître les sols, la culture de quelques plantes et de quelques arbres.

Il a fallu vingt ans et plus pour démontrer aux Cubains, que le Brésil, les Antilles, qui sont à une latitude plus méridionale que Cuba, et les États de l’Amérique centrale, peuvent produire le café avec plus d’avantage. Les ouragans successifs et terribles de 1843 et 1845, qui détruisirent et ravagèrent tant de cafetals, joints au système colonial de la métropole, qui n’accordait aucune protection efficace à Cuba, ont mis fin à l’ère des plantations à café. Ces motifs n’ont sans doute fait que hâter une résolution nécessaire. Les mêmes causes qui produisaient l’infériorité de Cuba, au point de vue de la production du café, lui ont assuré une supériorité marquée pour la production du sucre. Les plantations détruites ont été consacrées à la culture de la canne ; et graduellement, d’abord dans les parties occidentales et septentrionales, puis chaque jour plus avant du côté de l’est et du sud sur l’île entière, les ravissants cafetals ont été abattus, les arbres coupés, la charrue a passé sur les avenues et les sentiers, et le pays dénudé n’est plus qu’une mer de cannes.


La vie dans une plantation de cannes à sucre.

La canne à sucre ne s’accommode point de l’ombre. Pour en rendre la culture profitable, il faut la cultiver aussi en grand que possible. Avoir des arbres fruitiers, serait une mauvaise économie pour le planteur. La plupart des fruits, surtout l’orange, qui s’exporte le plus, arrivent à maturité au milieu de la saison sucrière, et tous les bras sont alors requis. La canne ne mûrit qu’une fois l’année. Tout le travail doit être accompli pendant la période où elle commence à être assez mûre pour être portée au moulin et le moment où la chaleur et les pluies commencent à la gâter. Dans la Louisiane cette période ne dépasse pas huit semaines. À Cuba, elle est de quatre mois pleins. Cette différence donne à Cuba un grand avantage. Pourtant ces quatre mois sont encore trop courts ; et pendant ce temps la cheminée fume et les fourneaux sont allumés jour et nuit.

Une plantation de sucre n’est ni un jardin, ni un verger. Ce n’est plus le séjour aimé dont s’enorgueillissait la famille du planteur. Aussi les plantations souffrent elles des maux de l’absentéisme, et les propriétaires habitent aujourd’hui les environs de la Havane, de Matanzas, ou même New-York. L’esclavage a perdu par là ce qu’il avait encore de patriarcal. Le maître n’est plus le chef de la famille à la fois juge, médecin, prêtre, père, comme nous le représentent quelquefois les avocats de l’esclavage. Des surveillants, des administrateurs sont aujourd’hui placés entre lui et les esclaves. Les sentiments que fait naître une existence commune, les souvenirs de l’enfance, de longues et intimes relations, un amour partagé pour la maison, la terre, les animaux domestiques, les oiseaux ; — les sympathies qui s’éveillent par les naissances, les maladies, par la mort même, les devoirs religieux accomplis en commun ; — tout ce qui pouvait améliorer les rapports sociaux, tout cela disparaît de plus en plus.

Je découvre que l’ingénieur qui a le soin de la