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les lourds navires flotter sur le Gulf-Stream, ce grand chemin de la mer Équinoxiale. L’eau dans les bains se tient à une profondeur de trois à cinq pieds, et ils sont assez grands pour qu’on puisse un peu y nager. Le fond est en sable et en coquilles. Ces bains ont été construits aux frais de l’État et sont libres. Quelques-uns sont réservés aux femmes, et d’autres per la gente de color.


Coolies chinois. — Quartier pauvre à la Havane. — La promenade de Tacon.

Je ne fus pas longtemps à la Havane sans remarquer dans les rues et les maisons des hommes de complexion indienne, avec de grossiers cheveux noirs. Je demandai si c’étaient des natifs indiens ou des hommes de sang mêlé. Non ; ce sont des coolies. Leurs cheveux portés longs et leur costume ne m’avaient point révélé les Chinois ; pourtant leurs formes et l’expression de leurs yeux auraient dû me l’indiquer. Ce sont les victimes de ce nouveau commerce dont nous entendons tant parler. On m’informe qu’il y en a deux cent mille à Cuba, et qu’ils y ont été importés dans l’espace de sept ans. J’ai rencontré les nouveaux et derniers venus en costume chinois, la tête rasée ; mais la plupart portent ensuite des pantalons, des jaquettes et des chapeaux de paille, et laissent pousser leurs cheveux.

Je me rendis, peu de jours après mon arrivée, au Jesus del Monte, pour présenter une lettre d’introduction à l’évêque. Le chemin, en passant par la Calzada de Jesus del Monte, traverse une partie misérable, je dirais volontiers la plus misérable de la Havane, par des lignes sans fin de bouges à un étage en bois et en pisé, à peine habitables pour des nègres, et entremêlés d’une quantité de cabarets. Chevaux, mulets, ânes, poules, enfants, grandes personnes, tout le monde entre par la même porte ; et par derrière on découvre d’horribles amas d’ordures. L’aspect des hommes, les chevaux attachés aux portes, les mules avec leurs paniers de fruits et de feuilles qui descendent jusqu’à terre, tout me parle de Gil Blas et de ce que j’ai lu sur la vie en Espagne. Les petits négrillons s’en vont tout nus, aussi peu soucieux de vêtements que des petits chiens. Mais c’est ce qu’on voit dans la ville entière. Ce matin, dans la grande salle de l’hôtel Le Grand, je voyais une dame, tout habillée de blanc et en grande toilette, tenir par la main un petit négrillon nu de deux à trois ans, blotti dans les plis de sa robe.

Nous commençons à nous élever sur les hauteurs de Jesus del Monte. Les maisons ont meilleure apparence : elles ont toujours un seul étage, mais sont hautes et en pierre, avec des pavés de marbre et des toits en tuiles, des cours pleines de gazon et d’arbres ; et par les grilles des grandes fenêtres, hautes et larges, on voit un mobilier élégant, une double rangée de fauteuils, et des dames bien mises faisant jouer l’éventail.

Arrivé au sommet, on jouit d’une vue admirable. Voilà la Havane, ville et faubourg ; le Morro, avec ses batteries et son phare ; la ligne de fortifications qu’on nomme la Cabaña et Casa Blanca ; le château d’Ataves, tout auprès, un parfait cône tronqué, fortifié au sommet ; le château del Principe, plus lointain et plus élevé, et autour de tout cela « le désert gris et mélancolique du vieil Océan. » Non, non ! il est toujours jeune ! l’Océan bleu, brillant ; il donne la joie au cœur, il inspire ! Ai-je jamais contemplé une vue aussi grandiose ? La vue de Quebec, du pied des cataractes de Montmorency, peut rivaliser avec celle-ci, mais ne la dépasse pas. Pour moi, je préfère la Havane, car rien, pas même le Saint-Laurent, si large qu’il soit, ne peut remplacer cette mer, l’horizon sans bornes, la vue des voiles qui brillent dans la distance, les larges contours du port, et ces longs bras qui l’embrassent.

Je reviens par le Paseo de Tacon, que je parcours dans toute sa longueur : cette promenade, bien plantée, n’a pas moins de trois milles d’étendue ; elle s’étend depuis le champ de Mars, qui est hors des murs, à un grand jardin où il y a une fontaine et une statue, et qui est tout rempli des arbres et des fleurs les plus admirables. Aucune ville en Amérique ne possède une aussi belle avenue. Comme beaucoup d’autres choses à la Havane, elle porte le nom du général Tacon, dont l’énergie a tant fait pour la belle colonie espagnole.


Les surnoms à la Havane. — Matanzas. — La Plaza. — Limossar. — L’intérieur de l’île. — La végétation.

Les Cubains ont un goût prononcé pour les noms bien ronflants. Chaque boutique, jusqu’à la plus humble, a son nom particulier. On leur donne les noms du soleil, de la lune, des dieux, des déesses, des demi-dieux et des héros ; des fruits, des fleurs, des pierres précieuses ; des noms favoris de femmes, avec des additions pleines de fantaisie ; et enfin les noms de toutes les perfections possibles, de tous les plaisirs des sens et de l’esprit. Les prisons et les hôpitaux ont tous leurs noms plus ou moins patriotiques : les douze canons du Morro ont ceux des apôtres. Chaque ville a le nom d’un apôtre ou d’un saint, ou de quelque objet sacré. Le nom complet de la Havane, en l’honneur de Christophe Colomb, est San Cristobal de la Habana ; celui de Matanzas est San Carlos Alcazar de Matanzas. Il est singulier que l’île elle-même ait défié toutes les tentatives faites pour en changer le nom. Elle avait été solennellement baptisée de celui de Juana, d’après la fille de Ferdinand et d’Isabelle ; puis de Ferdinand, d’après ce monarque lui-même ; puis de Santiago d’Ave Maria, mais on est toujours revenu au nom indien de Cuba. Pour satisfaire les goûts hyperboliques de la race qui l’a conquise, on se contente de dire, dans les cérémonies et les grandes occasions, la siempre fidelisima isla de Cuba.

Comme il n’y a pas de plantations à voir à la Havane, je pris le parti d’aller à Matanzas ; tout autour de cette ville, les travaux sont en pleine activité dans cette saison. Un bateau à vapeur quitte la Havane tous les soirs à dix heures, et arrive à Matanzas avant le jour : la distance par mer est de cinquante à soixante milles.

Le steamer part ponctuellement à dix heures et sort du port. Les eaux noires sont illuminées par la lumière phosphorescente. Le câble qui retient les vaisseaux à l’ancre se dessine comme un filet d’argent. Chaque ba-