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rer de l’eau, elle marque 112° Fahrenheit ; quinze minutes après on le jette de nouveau, et elle marque déjà 72°. Nous sommes dans le Gulf-Stream[1]. Dès le lendemain, nous l’avions déjà franchi : deux fois encore nous le traversons pour arriver en face du cap de la Floride.

Rien ne peut peindre la beauté des nuits en mer dans ces latitudes méridionales, ces clairs de lune, la mer sereine, ces brillantes étoiles, les légers nuages emportés par les vents alizés, la douceur de l’air et ces sensations qui s’emparent sous les tropiques de celui qui vient de quitter la neige et les glaces de la Nouvelle-Angleterre. Il y a dans la clarté du ciel bleu et chaud des tropiques, quelque chose qui enlève l’étranger au sentiment de la réalité. D’où viennent ces navires, qui sortent de la mer à l’horizon ? où vont-ils quand ils s’y enfoncent de nouveau, à l’autre bout du ciel ? Ces taches bleues qu’on aperçoit, sont-ce bien des îles à l’ancre au fond des mers, avec des hommes, des enfants, des chevaux, des machines, des écoles, des journaux, ou flottent-elles et sont-elles seulement visitées par les habitants de l’air ?

Le 17 février, nous apercevons pour la première fois les hauteurs de Cuba : la première qui se montre, est le Pain de Matanzas ; nous voici à soixante milles de la Havane. Nous ne pouvons y arriver avant la nuit, et aucun navire ne peut passer devant le Morro après le coucher du soleil. Nous apercevons la côte septentrionale de Cuba, ce ne sont pas des bancs de sables, des plaines unies comme le long de nos États du sud ; le pays ondulé descend vers la mer et s’étage dans le lointain en lignes de plus en plus élevées. « Voilà le Morro ! »

Voilà bien, en effet, le Morro, un majestueux rocher qui s’élève perpendiculairement de la mer, avec ses murs, ses parapets et ses tours sur le sommet, ses bannières et ses signaux flottants et le phare élevé qui le domine. La colline n’est pas très-haute, mais domine entièrement la mer. Tout près est la cité, étendue le long de la côte, avec ses maisons qui descendent jusqu’aux récifs de l’Océan. Où est le port ? où sont les quais ? les voilà. Nous arrivons devant l’entrée, profonde et étroite, qui sépare le Morro de la Punta ; et par l’entrée nous voyons le port étendu devant nous avec ses innombrables mâts. Mais la nuit descend, le canon qui donne le signal du coucher du soleil s’est fait entendre, nous entendons mourir les dernières fanfares des trompettes dans les fortifications, et le phare commence à jeter sa lueur sur la mer silencieuse, des lumières étincellent dans la cité ; il est trop tard pour pénétrer dans le port. Lentement et comme à regret, le vaisseau tourne sa proue vers la mer, la machine souffle lourdement, nous sommes balancés sur la mer. La Croix du Sud est au-dessus de l’horizon ; et toute la nuit deux flots de lumière découpent leurs lignes sur la mer, l’une d’or, venant du phare ; l’autre d’argent, de la lune. Quel enchantement ! qui peut regretter le délai qui nous retient où nous sommes, et le voisinage d’un quai vulgaire de débarquement ?


Aspect de la Havane. — Les rues. — La volante. — La place d’Armes. — La promenade d’Isabelle II. — L’hôtel Le Grand. — Bains dans les rochers.

Au lever du soleil, nous faisons notre entrée ; de tous côtés on entend les trompettes et tambours, du Morro, de la Punta, de la longue Cabaña, de la Casa Blanca. Quel monde de vaisseaux ! les mâts sont serrés en véritable forêt, le long de la ville, la proue tournée vers les maisons, comme des chevaux à la mangeoire ; pendant que d’autres vaisseaux à l’ancre remplissent presque entièrement tous les passages vers les baies qui s’étendent plus loin. Voilà le pavillon à raies rouges et jaunes de l’Espagne : le pavillon tricolore de la grande nation ; les croix de Saint-Georges de la Grande-Bretagne ; les étoiles et les raies de la grande république, quelques pavillons de la Hollande, du Portugal, des États du nord de l’Italie, du Brésil et des républiques de l’Amérique centrale. Nous avançons prudemment à l’ancre, et venons prendre place dans la baie de Régla ; l’officier de santé inspecte le navire, on examine les passeports ; et peu de temps après, me voilà installé dans une volante, conduit par un postillon nègre, dans les rues étroites de cette surprenante cité.

Les rues sont si serrées et les maisons bâties si près les unes des autres, qu’on croit être plutôt entre deux murs que dans une rue. Il semble impossible que deux voitures puissent passer de front : elles le font pourtant, mais il y a constamment des embarras de voitures. Dans certains endroits, des voiles sont tendues sur la rue entière, de maison en maison, et l’on passe sous une longue tente. Quel étrange véhicule que la volante ! une paire de longs et minces timons ; à un bout, une paire d’immenses roues, à l’autre, un cheval avec sa queue tressée, relevée et attachée à la selle ; une chaise ouverte appuyée sur les timons, à un tiers de la distance des roues au cheval ; sur le cheval, un nègre avec de grandes bottes de postillon, de longs éperons et une brillante jaquette : voilà la volante. C’est un véhicule commode pour celui qui s’y trouve, mais il doit être sensiblement pénible pour le cheval. Nous rencontrons en passant des volantes de maître, distinguées par de riches ornements d’argent et la livrée des postillons ; quelques-unes ont deux chevaux : l’argent, la livrée, et les longs timons, qui se balancent, une étrangeté générale, leur donnent quelque chose de plaisant. Dans la plupart, on voit un monsieur à demi couché, le cigare à la bouche ; dans

  1. « Les eaux de l’Océan se réchauffent naturellement dans le golfe du Mexique et la mer des Antilles ; elles donnent ainsi naissance à un torrent d’eau chaude qui, sous le nom de Gulf-Stream, va se précipiter sur les récifs de l’archipel de Bahama, coule le long de la côte de Floride, et conserve une direction parallèle à la côte d’Amérique, en ne s’éloignant que fort peu, jusqu’à la hauteur du cap Hatteras. Là, rencontrant le courant d’eau froide venu du nord et le grand banc de Terre-Neuve, il s’élargit, gagne en surface, s’élève vers le nord, puis sa bande ainsi plus étendue va rejoindre les Açores, d’où elle se courbe vers le sud, revenant à la côte d’Afrique et recommençant le même circuit. » (Alfred Maury, la Terre et l’Homme. Hachette. 1857.)