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tueusement toute la figure avec le royal cosmétique ; puis l’autocrate daigna demander à mon agent par quel motif il avait quitté son pays pour venir jusque chez les Bondjaks. Terranova lui répondit qu’il n’avait eu d’autre intention que de venir faire le commerce avec sa tribu. « Les sultans font des présents et pas de commerce », répondit le roi, comme l’avait déjà fait son subordonné les jours précédents ; et il accompagna cette fière parole du don de deux fort belles dents d’éléphant, en retour desquelles Terranova lui fit quelques cadeaux. Mon agent crut l’occasion favorable pour lui demander l’autorisation d’établir dans le village un poste fixe pour le commerce de l’ivoire ; le roi lui dit que cette denrée manquerait jusqu’à la saison prochaine, et lui fit comprendre qu’il ne tenait nullement à avoir près de lui un établissement permanent de ce genre.

1er avril. — J’essaye de sortir de l’espèce de prison où la baisse des eaux m’a enfermé ; mais à peine avons-nous commencé à marcher que nous touchons à un banc de sable. La barque, remise à flot avec beaucoup de peine, touche une seconde, puis une troisième fois ; nous sommes forcés de passer la nuit à l’endroit où nous sommes restés ensablés.

Le lendemain 2, grands débats avec les noirs que j’ai réunis pour dégager les barques ; ils demandent à être payés d’avance. L’arrivée d’un chef envoyé par le sultan complique encore les difficultés : ce digne homme va trouver un des chefs réunis en face de nous et l’engage à tomber avec tous ses hommes sur ma troupe pendant qu’elle est dans l’eau, occupée à dégager la barque, lui promettant une victoire facile et de gros profits. Le chef, loin d’écouter ce conseil de brigand, en avertit notre drogman ; je fais aussitôt mettre mon monde sous les armes, et pointer ostensiblement un canon chargé à mitraille pour effrayer les groupes, qui, en effet, se reculent un peu, et j’obtiens pour ce jour un peu de tranquillité.

3 avril. — Les noirs, en tenue de guerre, continuent à s’attrouper autour des barques. Je ne voulais nullement ouvrir le feu contre eux, mais d’autre part il m’importait beaucoup de les intimider. Voici le parti auquel je m’arrêtai : je leur fis dire que j’étais venu pour faire le commerce et nullement pour me battre, mais que j’avais des armes à feu plus redoutables que leurs lances, car elles perçaient leurs boucliers ; et pour en donner la preuve, je fis poser deux boucliers l’un sur l’autre, et je fis tirer un coup de fusil. La balle les traversa tous deux. Je pus constater avec plaisir que cet avertissement leur inspirait des réflexions salutaires, et je n’eus plus à craindre de trahison. Je maintins cependant bonne garde toutes les nuits ; mon agent et moi nous faisions nous-mêmes le quart pour empêcher nos Barbarins de s’endormir, car, musulmans et par conséquent fatalistes, ces gens ne prennent aucune précaution et laissent tout aller, comme ils le disent, « à la garde de Dieu. »

Nous perdîmes en ce lieu plusieurs jours, et ce fut seulement le 8 que je pus faire exécuter, par nos hommes et par les noirs payés à grand renfort de verroteries, un barrage à travers la rivière pour maintenir nos barques à flot. Voici l’opération que j’exécutai, et dont je donne ici le détail pour ne pas avoir à y revenir. Mon dessein était d’arriver, de quelque manière que ce fût, au point de la rivière où les eaux étaient encore assez hautes pour me permettre de passer. Pour cela, je m’imaginai de faire un premier barrage, puis un second au-dessous, et de rompre ensuite le premier pour faire passer par la brèche mes deux barques au courant de l’eau. Du second barrage, je passai à un troisième, et ainsi de suite, comme à travers autant d’écluses. Un travail aussi colossal m’eût été impossible et exécuter dans tout autre pays ; mais à cette époque la verroterie n’était pas encore aussi dépréciée parmi les noirs qu’elle l’est aujourd’hui ; il ne m’en coûta qu’un certain nombre de caisses de cette denrée, ce qui ne laissa pas que d’être encore extrêmement ruineux pour moi. En outre, tant de dépenses et d’efforts furent en pure perte.

9 avril. — La solitude s’est faite autour de nos barques : je ne vois plus à peu près personne. Je ne tarde pas à en apprendre la cause. Les Nouers ont exécuté une razzia sur les Bondjaks, et leur ont enlevé du bétail ; à l’approche de ces terribles ennemis, les Bondjaks se sont retirés sans essayer de résistance. Ces Nouers sont la terreur de tous les riverains du fleuve Blanc, même des Schelouks, et il suffit de deux Nouers pour mettre en fuite la population d’un village tout entier.

12 avril. — Première pluie attendue avec bien de l’impatience : les eaux montent d’une demi-brasse, mais cette hausse ne se soutient pas, les eaux redescendent, et j’en suis pour ma fausse espérance. Les jours suivants se passent dans les mêmes alternatives.

Le 1er mai, je me décide à aller à la découverte ; je remonte le fleuve par terre, et au bout d’une demi-heure je trouve un lit parfaitement à sec : le peu d’eau qui fait flotter mes barques n’est retenu que par mon dernier barrage. Je visite nos magasins : nous n’avons de vivres que pour un mois, et nul espoir de sortir de cette impasse avant bien longtemps !

Tel est, en définitive, l’aspect réel du Saubat, de ce fleuve que l’Allemand Russegger, voyageur exact et consciencieux pourtant, a confondu avec le vrai Nil Blanc, et que des géographes encore plus récents regardent comme le cours inférieur du Godjob de l’Énaréa. Il est difficile de concevoir comment ce dernier fleuve, qui roule déjà dans ses montagnes natales une plus grande masse d’eau que le Nil d’Abyssinie, pourrait, après avoir recueilli les tributs que doivent lui verser les hautes régions de Singiro et de Kaffa, devenir, dans les plaines des Schelouks, ce chenal épuisé où mes embarcations sont restées engravées tant de mois !

4 mai. — J’ai reçu une visite inattendue, celle du chef qui, le mois précédent, avait conseillé à ses compatriotes de m’attaquer et de piller mes barques. Il arriva sans armes, dans une barque montée par trois hommes seulement, Je prenais mon repas quand il se présenta, et j’affectai de ne faire aucune attention à lui. Cette ré-