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du sol le plus fertile du monde, ces malheureux sont anthropophages ; ils se nourrissent de charogne, de vermine, de larves et d’insectes, plutôt que de se livrer à l’agriculture ou à l’élève du bétail, et poussent la paresse jusqu’à manger l’homme cru ; au moins sur la côte les Ouadoé le rôtissent.

Passe de l’Ouzagara. — D’après Burton.

« Le 24 avril, nous quittions ces cannibales, que leur faiblesse et leur timidité rendent moins dangereux pour les vivants que pour les morts, et nous continuâmes à longer la côte occidentale du lac. Après dix heures de course nous atteignîmes la partie sud de l’Ouvira, dont les habitants sont polis, et où le négoce reprend son cours. La foule salua notre arrivée par des chants et des acclamations accompagnés du son des cors, des tambours, des flûtes et des timbales. Les capitaines de nos pirogues répondirent à cet accueil flatteur par une danse analogue à celle des ours, qu’ils exécutèrent sur la grève, tapissée de nattes pour la solennité. Nos rameurs, pendant ce temps-là, découvrant leurs mâchoires par une grimace qui voulait être un sourire, frottaient leurs pagaies contre les flancs des pirogues. Cet usage vient sans doute de l’habitude où l’on est dans cette région de se saluer en se frictionnant les côtes avec les coudes.

« Nous avions atteint la dernière station où les marchands arabes aient pénétré. En face de nous, se dressaient les montagnes inhospitalières de l’Ouroundi, qui paraissent se prolonger au delà des bords du lac, et c’est à peine si le Tanganyika avait encore sept ou huit milles de largeur. Les trois fils du chef étant venus me visiter, je les questionnai au sujet de la rivière ; ils la connaissaient tous les trois, et voulaient m’y conduire, mais ils m’affirmèrent, avec tous ceux qui étaient présents, que le Rousizi, au lieu de sortir du lac, y apporte ses eaux ; ainsi tombait l’espoir que j’avais eu de découvrir en cet endroit la source cachée du Nil. Je ne renonçais pas, cependant, à l’intention d’explorer la côte septentrionale du lac ; mais lorsque je voulus réaliser ce désir, personne ne consentit à venir avec moi ; les fils du chef se récusèrent quand je les mis en demeure d’exécuter leur promesse, et Kannéna s’enfuit de ma tente dès que je lui rappelai ses engagements. Il fallait s’y résigner et revenir au point de départ.

« Le 5 mai nous touchions à la côte orientale de l’île. Le 10, le ciel était sombre, la chaleur étouffante, de sourds grondements accompagnés d’éclairs livides s’échappaient des nuages, serrés en ligne vers le nord, et qui à l’ouest, décrivaient un arc au-dessus des montagnes.

Le tonnerre seul interrompait le silence ; tout présageait la tempête. Nous n’en quittâmes pas moins la baie de Mzimou au coucher du soleil ; pendant deux heures nous côtoyâmes le rivage, puis nos pirogues furent lancées hardiment vers la rive opposée, et les montagnes de l’ouest diminuèrent rapidement à nos yeux. Un vent froid traversa tout à coup l’obscurité croissante, et les éclairs de plus en plus vifs semblèrent rendre les ténèbres palpables ; le tonnerre, répété par les mille échos des gorges voisines, éclata et rugit de tous les points du ciel ; les faisceaux de lances, plantées dans-les pirogues, la pointe haute, appelaient la foudre ; les vagues se soulevèrent, la pluie tomba en larges gouttes, puis en nappes torrentielles. Les rameurs, bien qu’aveuglés par les éclairs et l’averse, n’en restèrent pas moins fermes à leur poste ; mais de temps à autre le cri : « Oh ! ma femme ! » proféré d’une voix gémissante, annonçait l’agonie intérieure ; Bombay, voltairien quand le ciel était calme, passa la nuit à se rappeler ses prières ; et protégé par mon mackintosh, je me demandais avec Hafin quel souci avaient de notre péril ceux qui en toute sécurité dormaient sur le rivage. Par bonheur, la pluie fit tomber le vent et les vagues, sans quoi notre esquif eût infailliblement sombré.

« Le Tanganyika, dont le nom signifie réunion des eaux, s’étend du troisième degré vingt-cinq minutes au septième degré vingt minutes latitude sud. Sa longueur totale est d’environ deux cent cinquante milles géographiques, et sa plus grande largeur de vingt à vingt-cinq milles. D’une forme irrégulière, il suit une ligne parallèle à celle de l’action volcanique, dont l’effet s’est manifesté de Gondar au mont Njésa, paroi extérieure du Nyassa. Les montagnes qui l’entourent forment une enceinte continue, dont l’élévation peut varier de six cents à neuf cents mètres, et dont les versants inférieurs sont couverts d’une végétation épaisse. Situé à cinq cent soixante-quatre mètres au-dessus du niveau de la mer, il se trouve à six cents mètres au-dessous du plateau adjacent (l’Ounyamouézi) et de la surface du Nyanza d’Oukéréoué, différence de niveau qui empêcherait toute connexion entre ces deux lacs, alors même qu’ils ne seraient pas séparés par des montagnes. L’eau du Tanganyika paraît douce et pure au voyageur, qui a été pendant longtemps réduit à l’eau saumâtre ou fangeuse de la route ; mais les riverains lui préfèrent celle des fontaines qui sourdent sur ses bords. Ils prétendent que l’eau du lac n’étanche pas leur soif ; ils ajoutent qu’elle corrode le