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filtrer l’eau comme une passoire, le plancher se parsema de flaques profondes, des masses de boue se détachèrent du plafond et des murailles, et la moitié de l’édifice s’écroula par une violente averse.

« Le lendemain de mon installation dans cette demeure, j’avais reçu la visite de Kannéna, chef de Kaouélé, feudataire de Rousimba, sultan de l’Oujiji. Il y avait deux mois que le chef précédent était mort, laissant un fils dans sa dixième année ; Kannéna, l’un de ses esclaves, avait su plaire aux nobles veuves et s’était fait adjuger la tutelle du mineur. Il se présenta vêtu de drap fin, coiffé d’un turban de soie, qu’il avait emprunté à l’un de mes Béloutchis, afin de produire sur moi une impression favorable ; il en fut pour ses frais ; je n’ai jamais vu personne qui me déplût davantage : un courtaud ramassé, bouffi, la peau noire tatouée d’une façon grotesque, les pieds larges et plats, emmanchés de gros moignons, le front bas, étroit, les sourcils froncés, l’air maussade, un nez de silène, des lèvres informes et pendantes, une bouche perfide. Cet ignoble personnage fut néanmoins d’une politesse remarquable ; il me présenta, comme délégués du grand Rousimba, pour la perception du tribut, deux gentilshommes couverts de tabliers d’écorce, les plus étroits, les plus crasseux qu’on pût voir, et portant chacun une hache d’arme en miniature. « Lorsque j’eus expédié le laiton et la rassade qui m’avaient été demandés, et qu’en échange j’eus reçu du grain (environ le dixième de la valeur de mes présents), Kannéna parla de commerce, et pour engager les affaires, il me fit bientôt porter une dent d’éléphant de soixante-dix à quatre-vingts livres. Je la lui renvoyai aussitôt, et lui dis que je ne faisais pas de trafic. J’avais tort ; je conseille à mes successeurs de se faire passer pour négociants ; c’est la seule manière d’expliquer son voyage aux indigènes, qui autrement se perdent en conjectures à votre égard, et s’effrayent de vos intentions ; pas de meilleur prétexte pour pénétrer dans des lieux inconnus, et c’est un motif pour qu’on vous fasse bon accueil, puisqu’on a intérêt à vous attirer dans le pays.

Instruments et ustensiles des Ouajiji. — D’après Burton.

« La réponse que je fis à Kannéna éveilla donc la défiance dans l’esprit des Ouajiji : « Les fainéants ! » s’écria ce peuple mercantile ; et je fus prié de déguerpir beaucoup plus vite que je ne l’aurais voulu. J’offris de donner, pour ne rien vendre, ce que les autres payaient pour droits de trafic ; on exigea quatre bracelets et six pièces de cotonnade ; je m’exécutai ; Kannéna et ses gens n’en montrèrent pas moins de mauvaise humeur. Un vieillard qui me renseignait sur le pays fut menacé de la verge ; les deux ânes qui me restaient reçurent maint et maint coup de lance ; tous les effets du jémadar furent volés impunément ; les veuves du feu chef, à qui appartenaient les seules vaches qu’il y eût dans le village, nous retirèrent peu à peu la ration de lait qu’elles nous donnaient dans le principe, et l’on en vint à dévaliser les Béloutchis eux-mêmes, pour les punir de nous avoir amenés dans le pays. Nos héros parlèrent d’abord de tout pourfendre, et mirent flamberge au vent ; mais la réflexion leur fit sentir les avantages de la paix, et ils finirent par m’importuner, au point que je rachetai les objets qu’on leur avait dérobés.

« Cela ne suffit pas : mes insatiables réclamèrent une gratification ; je la leur avais presque promise ; d’ailleurs j’étais mécontent de la plupart, et, dans ce pays exceptionnel, toute mauvaise action attend sa récompense. On ne déplaît, disent les Orientaux, qu’à l’individu qu’on a le pouvoir d’offenser, et qui n’a pas celui de vous punir : premier mérite. Secondement, l’offenseur peut être amené à résipiscence par les présents qu’il reçoit, tandis qu’un homme dont vous êtes complètement satisfait ne peut qu’être gâté par les cadeaux et les louanges. Il fallut donc se soumettre : les Béloutchis reçurent quarante-cinq pièces de cotonnade, qui furent immédiatement converties en esclaves ; huit jours après, ceux-ci avaient pris la fuite, laissant à leurs propriétaires le regret de les avoir perdus, et le vain désir de les remplacer.

« Dès les premiers jours l’humidité du climat nous éprouva beaucoup ; peut-être aussi l’abondance des vivres entraîna-t-elle quelques excès de notre part : toujours est-il que j’étais presque aveugle et d’une faiblesse à ne pouvoir ni parler ni me soutenir ; le capitaine Speke joignait à une ophthalmie douloureuse une contraction des muscles du visage qui le forçait à manger latéralement comme un bœuf qui rumine. Valentin avait de même la bouche de travers, et presque perdu la vue ; Gaëtano s’était donné la fièvre à force d’indigestions ; les Béloutchis, trop paresseux pour se construire une case, se plaignaient de grippe, de douleurs de poitrine, et avaient le caractère aussi malade que les poumons et la