Page:Le Tour du monde - 02.djvu/334

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fumer du tabac et du chanvre, à causer et à dormir entièrement nus, pêle-mêle comme une meute dans un chenil.

« La séparation, comme on le voit, est complète entre les deux sexes ; ils ne mangent pas même ensemble ; un bambin serait désolé qu’on lui vît partager le repas de sa mère. Avant leurs étroites relations avec les Arabes, les Ouanyamouézi ne goûtaient pas à la volaille, dont ils mettaient la chair au nombre des viandes impures ; aujourd’hui encore ils ne mangent pas d’œufs ; mais il en est, parmi ces dégoûtés, qui s’accommodent de charogne. Certains d’entre eux, qui ne voudraient pas toucher à du mouton, se repaissent de léopard, de rhinocéros, de chat sauvage et de rat ; quant aux scarabées et aux termites ; ils sont appréciés de tout le monde. Du reste, il est rare que les Ouanyamouézi mangent de la viande, à moins d’être en voyage ; de la bouillie et quelques plantes que leur fournissent les jungles forment leur nourriture ordinaire ; ils y ajoutent du miel et du petit-lait pendant la belle saison. Les chefs se vantent néanmoins de ne consommer que des aliments substantiels, entre autres du bœuf ; et depuis le premier jusqu’au dernier de la tribu, aucun ne s’avoue rassasié tant qu’il n’est pas abruti par l’excès des aliments.

« L’extension que le commerce a prise depuis quelque temps dans ces parages a modifié la manière de vivre des naturels, mais d’une manière fâcheuse ; ils ne sont plus aujourd’hui ni probes, ni hospitaliers, et n’ont acquis aucune qualité en échange de leurs vertus primitives ; leur industrie n’a fait aucun progrès, leur intelligence commerciale ne s’est pas même développée au contact des Arabes, ils emploient l’âne comme bête de somme, et n’ont pas encore eu l’idée de s’en servir comme monture ; pas un n’a su adopter la charrue, dont ils connaissent l’usage, et bien que leur idiome soit riche, ils se contentent, dans leurs chansons, d’une douzaine de mots qu’ils répètent à satiété.

Coiffures des indigènes de l’Ounyanyembé.

« Comme nous l’avons dit plus haut, la Terre de la Lune est gouvernée par une foule de petits chefs dont le pouvoir est héréditaire, et qui, assistés d’un conseil, n’en exercent pas moins une autorité despotique. Outre les produits du domaine privé, ces chefs tirent leur revenu des présents que leur font les voyageurs, de la confiscation des biens, dans les cas de félonie et de sorcellerie, de la vente de leurs sujets et du droit d’aubaine. C’est à eux qu’appartiennent l’ivoire que l’on trouve dans les jungles, et tous les effets des esclaves décédés. L’exemple suivant pourra donner un aperçu de leur manière de vivre. Foundikira, l’un des principaux chefs de la province, faisait partie d’une caravane, en qualité de porteur, et se dirigeait vers la côte, lorsqu’il apprit la mort de son père ; il déposa immédiatement son fardeau et revint dans son pays, où il hérita des biens paternels, y compris les veuves du défunt, eut trois cents cases pour loger ses esclaves, et se trouva en outre possesseur de dix épouses et de deux mille têtes de gros bétail. Dédaignant de réclamer des étrangers le droit de passage que lui accordait la coutume, et n’en recevant pas moins des cadeaux importants, il vécut avec une certaine pompe jusqu’en 1858 ; à cette époque la bonne chère et les années l’ayant rendu malade, toute sa famille fut accusée de tramer sa mort par des procédés magiques. On eut recours au mganga. Celui-ci prit une poule, lui tordit le cou, après lui avoir fait boire un philtre mystérieux, l’ouvrit et en examina l’intérieur. Si, en pareille épreuve, la chair noircit près des ailes, ce sont les enfants et les petits-cousins du malade qu’elle dénonce ; l’échine vient-elle à s’altérer, prouve la culpabilité de la mère et de la grand’mère ; la queue celle de l’épouse ; les cuisses accusent les concubines, et les pattes condamnent les esclaves. Lorsque la catégorie qui renferme le criminel est ainsi révélée, on rassemble les prévenus, on administre une nouvelle dose d’élixir à une seconde poule, que le mganga jette au-dessus du groupe incriminé ; le malheureux sur qui elle tombe est déclaré coupable, soumis à la torture, et, suivant le caprice du docteur, il est tué à coups de lance, décapité ou assommé ; le plus souvent on lui serre la tête entre deux planches, jusqu’à ce que la cervelle ait sauté ; il existe pour les femmes un empalement spécial, et d’une horreur sans nom. À la première atteinte du mal de Foundikira, dix-huit individus périrent de la sorte. Si la maladie se prolonge, d’autres victimes sont immolées par vingtaines, et si le chef meurt, le magicien lui-même le suit dans la tombe.



Région insalubre et féconde. — Aspect du Tanganyika. — Ravissements. — Kaouélé.

« La route qui se déploie devant nous traverse un pays jadis populeux et fertile, que les Ouatouta ont ravagé, et dont ils ont fait un désert. On m’a prévenu que ce serait une rude épreuve ; en effet, le début est peu encourageant. Le district de Mpété, dans lequel nous entrons,