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qu’un seul repas, dès que c’est le maître qui paye, ils sont insatiables et emploient mille ruses pour extorquer des aliments. Ils ont des fureurs de viande : on tue un bœuf, le guide réclame la tête, la caravane s’empare du reste, à l’exception de la poitrine, qui est pour le propriétaire. Puis, quand ils sont bien gorgés, les plus hardis prennent la fuite, les autres ne tardent pas à les suivre, et le chef de l’expédition échoue sur la route comme un vaisseau désemparé.

« Entre ces deux extrêmes, sont les caravanes dirigées par les Ouamrima et les esclaves du maître, qui ont avec les porteurs une confraternité réelle. Ces caravanes ne sont jamais affamées comme les premières, ni gorgées d’aliments comme les autres. On y endure moins de fatigues, on y a plus de confort dans les haltes, et moins de mortalité dans les rangs.

« La nôtre se rapproche beaucoup de celle des Arabes, avec cette différence que nous ne sommes pas suivis et soutenus comme ces derniers, par les gens de notre maison. À quatre heures du matin, l’un de nos coqs bat des ailes et salue le point du jour ; tous les autres lui répondent. J’appelle mes Goanais pour qu’ils me fassent du feu ; ils sont transis (le thermomètre indique à peu près quinze degrés centigrades), et ils s’empressent de m’obéir. Nous prenons du thé, du café quand il s’en trouve, des gâteaux avec de l’eau de riz, ou bien encore un potage qui ressemble à du gruau. Les Béloutchis, pendant ce temps-là, chantent leurs hymnes autour d’un chaudron placé sur un grand feu, et se réconfortent avec une espèce de couscoussou, des fèves grillées et du tabac.

Huttes à Mséné. — Dessin de Lavieille d’après Burton.

« À cinq heures, le murmure des voix commence ; c’est un moment critique : les porteurs ont promis la veille de partir de grand matin et de faire une marche pénible ; mais, par cette froide matinée, ce ne sont plus les hommes qui avaient trop chaud le soir précédent ; peut-être, d’ailleurs, plus d’un a-t-il la fièvre. Puis, dans toutes les caravanes, il y a de ces paresseux à la voix haute, à l’esprit de travers, dont le plus grand plaisir est de contrecarrer toute chose ; s’ils ont résolu de ne pas bouger, ils resteront devant les tisons à se chauffer les pieds et les mains, sans détourner la tête, ou à fumer en vous regardant sous cape. Si la bande est unanime, vous n’avez plus qu’à rentrer sous votre tente. Si au contraire il s’y manifeste quelque division, vous parviendrez à galvaniser vos gens ; le caquet s’anime, les voix s’élèvent, et bientôt les cris volent de toute part : « Chargeons ! en route ! en voyage ! » et les fanfarons d’ajouter : « Je suis un âne ! un bœuf ! un chameau ! » le tout accompagné du bruit des tambours, des flûtes, des sifflets et des cors. Au milieu de ce vacarme, les Ramji lèvent nos tentes, reçoivent quelques légers paquets et s’enfuient quand ils peuvent. Kidogo me fait l’honneur de me demander le programme du jour, et la caravane se répand dans le village. Nous montons sur nos ânes, mon compagnon et moi, si nous en avons la force ; quand il nous est impossible de nous soutenir, deux hommes nous portent dans nos hamacs suspendus à de longues perches. Les Béloutchis, veillant sur leurs esclaves, arrivent les uns après les autres, et ne songent qu’à s’épargner une heure de soleil. Le jemadar a mission de rassembler l’arrière-garde avec le concours de ben Selin, qui, froid et bourru, est tout disposé à faire jouer son rotin. Quatre ou cinq fardeaux déposés à terre par leurs porteurs, qui ont déserté ou sont partis les mains vides, reviennent de