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vane ; mais le transport à dos d’homme qui caractérise un voyage dans cette partie de l’Afrique a été moins souvent décrit.

« Les routes, cette première attestation du progrès chez un peuple, n’existent pas dans l’Afrique orientale ; les plus fréquentées ne sont que des pistes de vingt ou trente centimètres de large, tracées par l’homme dans la saison des voyages, et qui, suivant l’expression africaine, meurent pendant la saison des pluies, c’est-à-dire s’effacent sous une végétation opulente. Dans la plaine déserte, le sentier se divise en quatre ou cinq lignes tortueuses ; dans les jungles c’est un tunnel, dont la voûte branchue arrête le porteur en accrochant son fardeau ; près des villages, il est barré par une haie d’euphorbe, une estacade, un amas de fascines. Où la terre est libre, il s’allonge de moitié par mille détours. Dans l’Ouzarama et le Khoutou, il se traîne au milieu de grandes herbes, versées pendant la saison des pluies, brûlées pendant la sécheresse ; il contourne des enclos, traverse des marécages, des rivières au lit vaseux, aux berges escarpées où l’eau vous monte jusqu’à la poitrine ; partout il est miné par les insectes et les rongeurs qui le transforment en un piège perpétuel. Dans l’Ousagara, il disparaît au fond des ravins, s’arrête en face de montagnes abruptes, où il se métamorphose en échelle de racines et de quartiers de roche, que ne peuvent ni monter ni descendre les bêtes de somme. Le plus mauvais est encore celui qui borde les rivières, ou celui qui serpente sur le sol pierreux et déchiré qu’on trouve à la base des collines ; le premier, envahi par une herbe touffue, est un repaire de voleurs ; le second est une série de crevasses profondes, renfermant un ruisseau engourdi, brisé par des flaques de vase, et plus difficile à franchir qu’un torrent. De l’Ousagara jusqu’à l’Ounyamouézi, le chemin perce des halliers, parcourt des forêts, où les fondrières l’interrompent, et où la plupart du temps on ne le reconnaîtrait plus sans les arbres écorcés ou brûlés qui en marquent les bords. Ici est une barricade, plus loin une plate-forme soutenue par des souches ; là-bas un petit arbre, arraché et replanté, couronné d’un croissant d’herbe, est coiffé d’énormes coquilles d’escargots, et de tout ce que peut inventer une imagination barbare. Dans l’Ouvinza et près de l’Oujiji, la piste cumule tous les inconvénients à la fois ; ruisseaux, ravins, halliers, grandes herbes, rochers à pic, marais, crevasses et cailloux. On ne sait laquelle choisir des voies transversales qui pullulent dans les endroits habités ; où elles n’existent pas, la jungle est impénétrable, et le conseil donné au voyageur, de préférer les lieux élevés pour y camper le soir, devient une ironie dans cette partie de l’Afrique ; il lui serait plus facile de se creuser un terrier que de s’ouvrir un chemin dans ce réseau d’épines et de troncs d’arbres.

« On croit généralement dans l’île de Zanzibar que les caravanes ne traversent pas cette région ; l’idée est juste, si on entend par caravanes ces longues files de chameaux et de mulets qui franchissent les déserts de l’Arabie et de la Perse ; elle est fausse, si l’on applique cette qualification à une bande d’individus qui voyagent dans un but commercial. Les Ouanyamouézi ont toujours visité la côte, et lorsque la guerre ou les discordes de tribu à tribu leur en ont coupé la route, une nouvelle ligne s’est ouverte sur un point différent. Chez un peuple dont tout le confort et le luxe dépendent de l’échange, le trafic ne s’étouffe pas plus que la vapeur ne se comprime. Jusqu’à ces dernières années, tous les négociants faisaient porter leurs marchandises par des mercenaires de la côte ou de l’île de Zanzibar ; le transport en est maintenant effectué par les Ouanyamouézi, qui considèrent le portage comme une preuve de virilité. On les voit, dès l’âge le plus tendre, se charger d’un petit morceau d’ivoire : porteurs de naissance, comme les chiens chassent de race. « Il couve ses œufs, » disent-ils en parlant d’un homme dont la vie est sédentaire ; et « qui a vu le monde n’est pas vide de sens, » est de tous leurs proverbes celui qu’ils répètent le plus souvent. Néanmoins, en dépit de cet amour des voyages, ils ont la passion du sol natal, et rien ne prévaut contre le désir du retour, quand une fois il s’est emparé de leur esprit. Un Mnyamouézi débattra son engagement avec l’opiniâtreté d’un juif, et après deux ou trois mois de fatigues, s’il rencontre une caravane qui revienne à son village, un mot l’entraîne et lui fait abandonner tous les fruits de son travail. Au départ, quel qu’ait été l’empressement qu’ils aient mis à s’engager, la présence de nos hommes ne tient qu’à un fil tant qu’ils ne sont pas loin de chez eux ; ils ont toutefois leur point d’honneur, et celui qui déserte laisse honnêtement à terre le fardeau qui lui a été confié.

« Trois sortes de caravanes parcourent l’est de l’Afrique ; les unes se composent uniquement de Ouanyamouézi, d’autres sont dirigées et accompagnées par des métis ou par des esclaves de confiance, tandis que les troisièmes sont commandées par les Arabes. Dans les premières, qui sont de beaucoup les plus nombreuses, il n’y a pas de désertion, pas de murmures, et le trajet s’accomplit aussi vite que possible. On marche depuis le lever du soleil jusqu’à dix ou onze heures du matin ; quelquefois même on continue la route dès que la grande chaleur est passée. L’épaule des porteurs est mise au vif par le poids du fardeau, leurs pieds sont déchirés ; ils n’en vont pas moins, parfois tout à fait nus, à travers les épines et les herbes tranchantes, réservant leurs habits pour se parer en arrivant. Ils n’ont pas de couvertures, et la plupart couchent par terre. Ceux qui ont le plus besoin de confort emportent, en surcroît de leur charge et de leurs armes, une peau de bête qui leur sert de tapis, une marmite, une caisse d’écorce où leurs vêtements sont plies, un tabouret et une petite calebasse de beurre fondu. Ils ont à souffrir du climat, de la mauvaise nourriture, de l’excès de fatigue ; d’affreuses épidémies, surtout la petite vérole, les déciment lorsqu’ils approchent de la côte, et cependant, malgré leur aspect décharné, ils supportent mieux le voyage qu’on ne pouvait s’y attendre.

« Commandés par les Arabes, ces mêmes porteurs mangent beaucoup, travaillent peu, désertent fréquemment, sont remplis d’insolence, multiplient les haltes et se plaignent sans cesse. Réduits chez eux à ne faire