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qu’au métal ; le bois pourrit, le fer se ronge, les habits se trempent, la poudre se délite, le cuir devient gélatineux et le carton se liquéfie. Le Zoungoméro n’en est pas moins un centre commercial important, et plusieurs milliers d’hommes le traversent chaque semaine. Ses bourgades y sont formées de cases où l’eau s’infiltre, où l’on est en compagnie de volailles, de pigeons, de rats, de souris, de serpents, de lézards, de sauterelles, de blattes, de moustiques, de mouches, d’araignées hideuses, sans parler des essaims d’abeilles qui souvent en chassent les habitants, et de l’incendie que l’on peut toujours y craindre. Mais le sorgho y abonde, par conséquent la bière ; le chanvre et le datura y croissent naturellement, et ajoutent leur charme à ceux de l’ivresse. Il n’en faut pas davantage pour que le Zoungoméro soit le rendez-vous d’une armée de flibustiers qui, le sabre ou la lance au poing, l’arc tendu, ou le mousquet à l’épaule, s’établissent dans les maisons, prennent les femmes, les enfants, s’emparent de tout, mettent le feu aux villages et en vendent les habitants à la première caravane qui passe. On est sur le sentier de la traite, et quel que soit le degré de misère des indigènes, le voyageur ne peut pas leur témoigner sa pitié : il ne trouve d’aliments à aucun prix ; s’il n’entre pas de vive force dans une case, il restera sans abri malgré l’orage ; s’il n’impose pas de corvée, on ne lui prêtera nul secours ;’enfin, s’il ne brûle et ne pille, il mourra de faim au milieu de l’abondance. Telle est la réaction de ce trafic odieux, qui détruit tout ce qu’il y a de bon dans le cœur de l’homme. »


Personnel de la caravane. — Métis arabes, Hindous, jeunes gens mis en gage par leurs familles. — Ânes de selle et de bât. — Chaîne de l’Ousagara. — Transformation du climat. — Nouvelles plaines insalubres. — Contraste. — Ruine d’un village. — Fourmis noires. — Troisième rampe de l’Ousagara. — La Passe terrible. — L’Ougogo. — L’Ougogi. — Épines. — Le Zihoua. — Caravanes. — Curiosité des indigènes. — Faune. — Un despote. — La plaine embrasée.

« Au moment de quitter le Zoungoméro, je passe en revue tous nos gens ; que le lecteur me permette de les lui présenter. Ils se composent de Saïd-ben-Sélim, métis arabe de Zanzibar, qui a été chargé, malgré lui, par Sa Hautesse, de conduire notre caravane. Il est suivi de quatre esclaves, sans compter la jeune Halimah, dont l’embonpoint excessif et la physionomie carline absorbent la pensée de notre chef, toutes les fois que par hasard il la détourne de lui-même. Vient ensuite Mabrouki, mon valet de pied, esclave d’un chef arabe qui me l’a prêté moyennant cinq dollars par mois. C’est le type du nègre à encolure de taureau : front bas, petits yeux, nez épaté, large mâchoire, pourvue de cette force musculaire qui caractérise les puissants carnivores. Il est à la fois le plus laid et le plus vain de toute la bande, et sa passion pour la parure est sans borne ; maladroit et paresseux, d’un caractère détestable, il passe d’un excès de colère ou d’orgueil à un excès d’abattement et de servilisme. Bombay, son compatriote, après des lubies infiniment trop prolongées, revint à ce qu’il était au début : un serviteur actif et honnête. Valentin et Gaétano, métis hindous et portugais, appartiennent à cette race de parias qui, dès leur enfance, s’en vont gagner quelques roupies en qualité de bonnes d’enfants et de marmitons dans les cités opulentes de l’Inde anglaise. Ces deux hybrides ont pour défauts un orgueil de caste et un mépris des hérétiques et des infidèles, qui les mettent souvent en péril, le besoin de paraître et de dominer, un penchant irrésistible au vol et au mensonge, une prodigalité du bien d’autrui excessive et une ténacité particulière à tout ce qui leur appartient, une faiblesse physique déplorable et une voracité qui les conduit à l’indigestion quotidienne. Mais tous deux ont leur mérite : il n’a fallu que quelques jours à Valentin pour connaître la langue du pays, pour apprendre à se servir du chronomètre et du thermomètre, de manière à nous être utile ; et non moins adroit qu’intelligent, il fait aussi bien une couture qu’une sauce au carri. Gaétano a des soins curieux auprès d’un malade, et un mépris absolu du danger ; il retournera seul, pendant la nuit, chercher sa clef qu’il aura laissée dans les jungles ; il se jette dans une mêlée d’indigènes, sans s’inquiéter de leur fureur et ne manque jamais de transformer leur colère en gaieté. Certes il m’a causé bien de l’exaspération ; mais il avait eu d’horribles accès de fièvre, qui avaient pris la forme cérébrale ; et comme il devenait chaque jour plus étourdi, plus sale, plus prodigue, plus enclin à faire prendre le feu, et à l’entretenir avec mon beurre fondu, objet précieux et rare, je ne peux m’empêcher de l’absoudre en mettant ses torts sur le compte de la fièvre.

« Sa Hautesse nous a donné huit Béloutchis qui sont responsables de nos jours et de nos biens. Ils portent l’ancien mousquet, le sabre du Katch, le bouclier hindou, orné de son clinquant, une dague acérée, une provision de mèches, de briquets, de poudre et de plomb, judicieusement distribuée sur leur personne. Leur chef, le jemadar Mallok, est privé d’un œil, et justifie le proverbe qui suspecte la loyauté des borgnes. Il a de beaux traits, mais quelque chose autour des lèvres qui inspire la défiance, un œil qui ne regarde jamais en face, et qui répand des larmes de crocodile. Parmi les Béloutchis sont deux vétérans. Sans barbes grises, une caravane se considère comme n’étant pas en règle ; mais je ne sais pas à quoi servent les nôtres, si ce n’est à paralyser l’élan de notre jeunesse. De plus, j’ai huit esclaves appartenant à M. Ramji, qui me les a loués, et qui nous servent d’interprètes, de guides et de soldats ; ils ne quittent jamais leurs mousquets, ni leurs vieux sabres qui ont appartenu jadis à la cavalerie allemande. Tous les huit s’intitulent mouinyi, c’est-à-dire maîtres, parce que dans le principe ils ont été donnés en gage au banian Ramji par leurs familles, et que si leurs parents ont oublié de les racheter, ils n’ont cependant pas été vendus. Mal-appris et vaniteux, ils refusent toute besogne, excepté l’achat des vivres ; s’arrogent le droit de commander aux porteurs, et le privilége de voler tout ce qui les tente. Ils boivent sec, nous ont mis plus d’une fois dans l’embarras par leurs façons cavalières avec les