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Je fis le chemin presque seul avec mon kaliandji et deux autres domestiques. Nos chameaux n’en pouvaient plus : tout marchait lentement.

Je traversai assez indifféremment une série de vallons et de collines qui se succédaient les unes aux autres, comme la veille, en se rassemblant, offrant toujours les mêmes caractères de stérilité et d’abandon ; mais à un tournant, j’aperçus tout à coup une plaine immense, une vallée d’une largeur grandiose courant de l’est à l’ouest : c’était la plaine de Téhéran.

Au nord s’étendait une chaîne de montagnes dont les sommets étincelants de neige se relevaient à une hauteur majestueuse : c’était l’Elbourz, cette immense arête qui unit l’Hindou-Kousch aux montagnes de la Géorgie, le Caucase indien au Caucase de Prométhée ; et au-dessus de cette chaîne, la dominant comme un géant, s’élançait dans les airs l’énorme cône pointu du mont Demavend, blanc de la tête aux pieds. On ne saurait rien imaginer de plus vaste ni de plus beau. À l’est, un soulèvement du sol, indépendant du reste, jeté dans la même direction, coupait en deux cette grande arène et venait expirer non loin du sentier que j’avais à suivre. À l’est encore et par derrière, commençaient, dans un lointain bleuâtre, ces plaines interminables qui touchent au Khorassan, conduisant à l’Indus, au Turkestan, à la Chine, à tout ce que l’imagination rêve et voudrait voir. Pas de détails qui arrêtent la pensée, c’est infini comme la mer, c’est un horizon d’une couleur merveilleuse, un ciel dont rien, ni parole ni palette, ne peut exprimer la transparence et l’éclat, une plaine qui, d’ondulations en ondulations, gagne graduellement les pieds de l’Elbourz, se relie et se confond avec ces grandeurs. De temps en temps, des trombes de poussière se forment, s’arrondissent, s’élèvent, montent vers l’azur, semblent le toucher de leur faîte tourbillonnant, courent au hasard et retombent. On n’oublie pas un pareil tableau.

J’avais beau chercher Téhéran, je ne l’apercevais nulle part. En avançant, mes yeux démêlèrent au loin l’emplacement de Rey, l’ancienne Rhagès de la Bible, et le sol tourmenté que couvrent les ruines immenses de cette ville célèbre ; je vis ensuite Schahbdoulasym, dont le dôme doré brillait au soleil au travers des massifs de verdure qui entourent cette jolie bourgade ; mais Téhéran se cachait. C’est que la capitale persane est comme enterrée dans un pli de terrain qui ne permet de la découvrir que lorsqu’on y arrive.


Téhéran. — Notre entrée dans la ville. — Notre habitation.

Cependant, à mesure que j’avançais, les détails que l’éloignement avait d’abord dissimulés se révélaient les uns après les autres. Une multitude de grands jardins apparaissaient de toutes parts, des cultures variaient l’aspect du désert ; des kanats, grands aqueducs souterrains, traversaient au loin la plaine ; des ruines de villages et de tours s’accroupissaient çà et là ; des arbres isolés s’élevaient sur les bords de quelques cours d’eau perdus. Enfin, j’arrivai le dernier à notre station.

On nous avait assigné pour demeure un kiosque appartenant à un des princes du sang et qu’entourait un jardin très-soigné et tout en fleurs. Comme, à dater de ce moment, nous n’étions plus en voyage, une grande tente dressée devant la porte nous servait de salon de réception pour les visites qui allaient se succéder. Nous devions faire le lendemain notre entrée solennelle dans la capitale, et nous savions que le roi, très-désireux de voir la mission, avait renoncé, pour ne pas retarder ce plaisir, à un voyage projeté dans le Khorassan. Toutes les attentions que l’on avait eues pour nous sur la route nous répondaient d’avance que nous serions accueillis avec toute la pompe imaginable.

Afin de ne pas être pris au dépourvu, dès le point du jour nous étions en uniforme et prêts à recevoir nos hôtes. Nous vîmes bientôt arriver à la file la légation ottomane, les quelques Européens résidant à Téhéran, puis des officiers militaires ou civils qui venaient complimenter le ministre de la part du roi, du premier ministre et du ministre des affaires étrangères. La tente était pleine de Persans en robes de cérémonie, les uns arrivant, les autres partant. Les kaliandjis circulaient au milieu de la foule, portant ou emportant leurs pipes, et c’est un spectacle qui ne manque pas d’éclat que de voir en bon ordre, dans un talar, une douzaine de ces serviteurs ayant entre les mains de beaux kalians, à la carafe de cristal et à la tête d’or simple ou d’or émaillé. Les pischkhedmets avec le thé entraient quand ceux-là sortaient, ou plutôt les précédaient ; c’était un va-et-vient continuel. Quant à la conversation, elle se composait de souhaits de bienvenue, de compliments sans fin, de remarques sur notre voyage, de plaisanteries et de beaucoup de rires. Rien n’était plus différent de ce qu’on suppose en Europe au sujet de la gravité orientale. Mais c’est en Turquie et dans le contact avec les Turcs qu’on prend de telles idées, et la nation ottomane n’est pas un miroir qui montre l’Asie, c’est un rideau qui la cache.

Vers midi on nous informa que tout était prêt ; nous montâmes à cheval. Nous formions un véritable corps de cavalerie. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes à une vaste tente en soie où différents grands personnages de la maison du roi nous attendaient. Nous mîmes pied à terre pour recevoir les compliments dont ils étaient porteurs, et on nous fit asseoir en face d’une grande table couverte de fleurs et de sucreries. Autour de la tente étaient rangés les coureurs du roi avec leurs bonnets pailletés de forme bizarre, les yessaouls en robes rouges, des ferrachs sans nombre ; plus loin, un corps de cavalerie régulière, le seul qui existe en Perse, et qu’on appelle les ghoulams de la garde. Il est composé de deux escadrons de lanciers ; venaient ensuite des bataillons d’infanterie et une foule de curieux. Dans ces sortes d’occasions, les spectateurs ne sont pas tous volontaires ; c’est le gouvernement qui les invite à venir, en donnant avis aux marchands du bazar et au corps des métiers d’avoir à honorer les hôtes qui lui arrivent en se portant à leur rencontre. En somme, la multitude officielle et non officielle était très-grande.