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fait à des chiens favoris. Cette scène se prolongea pendant une bonne demi-heure de navigation, et le seul effet produit par le contact des mains des bateliers sur leurs aquatiques convives, me parut être une surexcitation d’appétit et de familiarité. On me dit que, durant le mois de mars, il y a dans ces parages une grande fête et un grand concours de gens. Chacun s’efforce alors de capturer un poisson, non pour en faire une friture ou une matelote, mais pour lui rendre la liberté dès qu’on lui a décoré le dos d’une couche bien appliquée de feuilles d’or, ni plus ni moins que si c’était une idole. En effet, je remarquai sur plusieurs poissons des traces de dorure. Jamais spectacle ne m’a autant amusé et intéressé que celui-là. J’aurais bien désiré enrichir ma collection ichtyologique d’au moins un spécimen de ces hôtes privilégiés du fleuve. Mais au premier mot hasardé à ce sujet, tous les assistants, saisis d’horreur, crièrent au sacrilége, et je crus prudent de me tenir coi et muet sur ce point.

Rives de l’Irawady, près des mines de rubis, d’après H. Yule.

…Le lendemain, comme je revenais de visiter un gisement de houille peu éloigné du fleuve, j’aperçus en travers du sentier un grand serpent de l’espèce des hamadryades (genre naja). Un homme de ma suite, porteur d’un fusil à deux coups, se disposait à faire feu sur la bête, quand tous ses camarades l’arrêtèrent par un concert de gestes et de cris. Le serpent, mis en éveil par le bruit, leva la tête, nous regarda un instant, puis s’évada sain et sauf. Je demandai avec assez d’impatience au chasseur pourquoi il n’avait pas tiré sur ce reptile ; la réponse me frappa, comme venant à l’appui d’un fait avancé par le naturaliste Mason dans son livre sur Tenasserim[1] ; fait que j’avais jusque-là révoqué en doute. Mes gens affirmèrent que si le serpent avait été blessé,

Petite pagode à Mengoun d’après H. Yule.
  1. Les natifs de Tenasserim décrivent un serpent venimeux dont la taille atteint dix à douze pieds, et qui, d’une couleur plus foncée que la cobra commune, est presque entièrement noir. Je ne l’ai jamais rencontré, mais la description qu’on m’en a faite con-