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grottes de Malé, et enfin à la ville de Tsampenago, chef-lieu d’un canton fertile, borné à l’orient par la belle rangée de collines qui sépare l’Irawady du district des mines de rubis. De là nous redescendîmes le grand fleuve jusqu’au confluent du Myit-Nge, et pûmes contempler encore une fois, du haut d’un pic que nous évaluâmes à environ dix-sept cents pieds, le magnifique panorama qu’arrose cette petite et sinueuse rivière à son débouché dans les vastes plaines où dorment, au milieu de la plus épaisse verdure, Sagaïn et Ava, les vieilles capitales abandonnées.

Cette exploration permit au docteur de dresser une carte géologique de toute la section du bassin de l’Irawady comprise entre les 22e et 23e parallèles, et de recueillir, sur ces contrées, étudiées scientifiquement pour la première fois, des observations auxquelles mes lecteurs me sauront gré, à coup sûr, de faire quelques emprunts.

Mengoun, qui fut notre première étape, à seize kilomètres d’Amarapoura, porte dans le pays le surnom caractéristique de folie du roi Mentaragyi. Cet aïeul du roi actuel employa les trois derniers quarts d’un règne de quarante ans, les sueurs et les bras non rétribués de milliers de ses sujets, et des sommes incalculables, à entasser les unes sur les autres, jusqu’à une hauteur de cinq cents pieds, des masses énormes de briques et de mortiers : Pélion sur Ossa ! On prétend qu’une prédiction avait lié la fin de sa vie avec celle de son œuvre architecturale ; mais il laissa celle-ci inachevée, et vingt ans après lui, le terrible tremblement de terre de 1839 fit de son temple de Mengoun la montagne de débris que la photographie nous a permis de reproduire fidèlement (p. 293).

Vis-à-vis de ce témoignage du néant de l’homme et de ses œuvres, une pagode en miniature, proprette et sans félure, bien plus ancienne que le géant écroulé, rappelle involontairement l’apologue du chêne et du roseau.


Géologie de la vallée de l’Irawady. — Les poissons familiers. — Le serpent hamadryade[1].

« La formation géologique du pays arrosé par l’Irawady est assez simple. Depuis le delta de la rivière, jusque dans le voisinage de la vieille capitale d’Ava, le cours de la rivière ne présente que des roches de formation tertiaire. Tantôt l’Irawady s’écoule dans des gorges formées par ces roches, comme au-dessus de Prome ; tantôt le courant traverse des plaines étendues qui semblent desséchées comme des lits d’anciens lacs. La direction générale de ces roches suit le cours de ce fleuve, bien qu’en certains endroits leurs strates aient fait obstacle au courant, qui a dû percer des couches assez épaisses d’argile bleuâtre, entre des grès durs, et se faire un lit encaissé, comme on le voit au-dessus de Prome.

« Si tel est le caractère général du sol, il faut remarquer pourtant que les couches sont souvent disloquées, contournées et brisées.

« Appuyée sur les crêtes de ces couches bouleversées se trouve une série de strates de grès et de conglomérats, moins consolidées que les précédentes, mais aussi moins contournées. Souvent sablonneuses, quelquefois calcaires, ces strates sont chargées de fer introduit par voie de filtration. On y rencontre aussi d’innombrables ossements fossiles de mastodontes, d’éléphants, de rhinocéros, de tapirs, à cerfs, et de tortues.

« On peut fixer l’âge géologique des terrains les plus anciens à l’époque éocène. Les terrains modernes, par leur analogie et l’identité de leurs fossiles, paraissent devoir se rapporter à l’époque miocène.

« Près de la capitale, on rencontre des chaînes de roches métamorphiques et cristallines dans une direction nord et sud, et formant une série de collines distinctes. Il est à présumer qu’elles sont antérieures à la formation des couches tertiaires qui les entourent. Après s’être déposées, ces couches ont été bouleversées par des éruptions volcaniques qui, ayant brisé les roches anciennes, les ont sillonnées, par intervalles, de longues dykes, et ailleurs les ont recouvertes de leurs matières en fusion. Rien n’indique que ces formations trappéennes soient antérieures aux couches que l’on peut attribuer à l’époque miocène. Elles doivent sans doute leur origine aux mêmes forces souterraines qui, de nos jours, couvent et grondent encore sous le sol birman, qu’elles ébranlent de fois à autres, et qui en 1839 notamment, secouèrent, comme des gerbes de blé mûr, les gigantesques pagodes de Pagán et de Mengoun. Le même laboratoire incandescent d’où jaillirent, dans les anciens âges, les étincelants rubis du district de Momeit et les pépites d’or que roulent tous les cours d’eau de la Birmanie, entretient ces vastes réservoirs d’huile minérale qui font aujourd’hui la principale richesse du bassin de l’Irawady et ces volcans de vase bouillante qui chaque jour hérissent de cônes nouveaux la plaine de Membo (p. 301).

« En redescendant le fleuve, je fus témoin d’un incident qui m’étonna, je le confesse, plus que tout ce que j’avais pu voir encore dans cet étrange pays.

« Arrivé à la proximité d’une petite île qui partageait le cours du fleuve, le pilote se mit à pousser de toutes ses forces le cri tet ! tet ! tet ! tet ! et comme je lui en demandai la signification, il me répondit tranquillement qu’il appelait les poissons. Effectivement je ne tardai pas à voir bouillonner l’eau sur les deux côtés du bateau, puis surgir à la surface une masse serrée de gros poissons au nez blanc, ressemblant, par la forme de la tête du moins, au chien de mer, et dont plusieurs atteignaient trois et quatre pieds de longueur. J’en comptai plus de quarante autour du bateau, dressant presque verticalement hors de leur élément une moitié au moins de leur corps, et tenant leur bouche aussi ouverte que possible. Les gens du bateau, prélevant des poignées de riz dans les plats préparés pour leur propre dîner, s’empressèrent de les présenter à ces hôtes singuliers, et chaque poisson, dès qu’il avait reçu sa portion, plongeait pour l’avaler, puis se hâtait de reparaître le long du bord. Les bateliers continuaient leur incessant tet ! tet ! tet ! et se penchant par-dessus le plat-bord, caressaient de la main le dos de ces heureux poissons, absolument comme on

  1. Tout ce chapitre est emprunté au journal du docteur Oldman.