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forêt où surgissent encore quelques blanches pagodes… splendide spectacle qui ne sortira jamais de ma mémoire !

En allant visiter la pagode de Khoung-moo-dau, nous traversâmes plusieurs villages habités chacun par des corps d’état distincts : dans l’un, des fabricants de papier ; dans l’autre, des forgerons ; un troisième ne renfermait que des marbriers. Ces derniers sculptent une quantité innombrable de gautamas en marbre. Ils polissent merveilleusement ces statues du Bouddha, se servant à cet effet d’une pâte faite avec du bois fossile. On demandait, pour un gautama d’un mètre de haut, deux cent trente-sept dollars ; un petit gautama portatif, de vingt centimètres environ, tout rehaussé d’or, ne valait que vingt et un dollars.

30 août. — Vers midi arriva une autre immense flottille de canots de guerre ; elle escortait le magwé-mengyi, qui venait au-devant de l’envoyé anglais. Ce fonctionnaire jouit d’une haute réputation de modération et d’honnêteté ; il a la préséance sur tous les membres du hwlot-dau (conseil royal). Un certain air sensuel, combiné avec son air intelligent et rusé, le fait ressembler aux portraits de quelques rois du moyen âge.

L’entrevue fut très-cordiale ; on causa de différents sujets, et enfin on vint à parler du système planétaire, que le major Phayre chercha à leur faire comprendre, sans y pouvoir réussir toutefois ; c’était trop complétement opposé à la théorie des Birmans, qui admettent l’existence d’une montagne centrale (Myen-mo) dont la hauteur est de plusieurs millions de kilomètres, et autour de laquelle sont solidement attachées quatre grandes îles (l’Europe et l’Asie sont situées sur l’île du sud). Le soleil éclaire ces quatre terres en tournant autour de l’immense Myen-mo. Après quelques discussions sur ce thème, le woon-gyi, se tournant vers le major Phayre, lui demanda quels étaient les peuples qui croyaient à ce système.

« Les Anglais, les Français, les Portugais, les Américains, répondit celui-ci.

— Tous les blancs, alors. Il faudra que j’en parle au P. Abbona, » répondit le woon-gyi.

Dans la soirée M. Camaretta arriva avec une nombreuse suite de valets qui portaient une trentaine de plats d’argent massifs, contenant des ragoûts et des sucreries que le roi et la reine envoyaient à l’ambassade.

C’étaient les premiers spécimens de la cuisine indigène soumis à notre appréciation ; aussi tous les plats furent ils soigneusement dégustés. Il y avait, entre autres, une espèce de vol-au-vent de volaille et de porc, dont la pâte était de farine de riz, qui fut déclaré comparable aux meilleurs produits de l’art culinaire français. Les sucreries, préparées sous la direction de Son Altesse la princesse Pakhan, propre sœur du roi, étaient dignes d’une si haute provenance.

Partis le 1er septembre pour la capitale, nous trouvâmes le fleuve tellement débordé, qu’on fut obligé de faire jalonner devant nous le chenal par des canots de guerre, jusqu’à ce que, quittant l’Irawady, nous fîmes notre entrée dans le Myit-ngé ou lac d’Amarapoura, au milieu d’une forêt d’embarcations de toute espèce, parmi lesquelles apparurent bientôt les bateaux du roi. L’un d’eux était vraiment une embarcation royale ; la proue représentait une tête de paon, et sur le pont s’étageaient les uns sur les autres de nombreux pavillons ; le tout ruisselait d’or. Les tours et détours de la rivière étaient si fréquents que les collines de Sagaïn avaient l’air de danser autour de nous.

Enfin, après avoir traversé un dédale de canaux plus étroits les uns que les autres, si étroits que la Nerbudda avec ses tambours brisait les branches des arbres du rivage, nous arrivons au but de notre voyage, à cet interminable pont de bois qui traverse le lac pour aller rejoindre Amarapoura. Le pont et la berge étaient couverts de monde, et plus d’un curieux, pour mieux voir, n’avait pas craint d’entrer dans l’eau jusqu’à mi-corps.

Des éléphants nous attendaient au débarcadère, mais le major Phayre ayant préféré marcher, nous nous acheminâmes pédestrement entre deux haies de soldats d’assez piètre apparence, tous armés de sabres et de fusils du vieux modèle français. Les réguliers, ou pour mieux dire les quasi-réguliers, ceux qui sont de service dans la capitale, avaient des jaquettes rouges de drap grossier, des ceinturons en étain et de vastes chapeaux à grands bords, en forme de cloche ; ces coiffures sont en bambou tressé et recouvert de laque verte ou dorée. Les irréguliers étaient vêtus chacun selon sa fantaisie. De temps en temps apparaissaient sur le second rang des pelotons de cavalerie. Les cavaliers, montés sur de maigres chevaux, armés de courtes lances et de dhas ou cimeterres, faisaient triste figure. Quelques officiers étaient splendides, au point de vue de la parade s’entend. Encastrés entre leurs pommeaux d’or prodigieusement élevés, avec d’immenses quartiers de selle en buffle doré ou couverts de dragons fantastiques, ils faisaient un effet merveilleux. Ce quartier de selle, qui a quelquefois un mètre de diamètre, est certainement ce qu’il y a de plus curieux dans l’accoutrement des cavaliers birmans ; c’est peut-être un reste des anciennes armures.

Nous arrivâmes à notre résidence, située à environ trois kilomètres de notre flottille ; ce qui n’était rien moins que commode ; mais il nous fallut nous résigner. Les précédents règlent tout en Birmanie ; le colonel Symes, le capitaine Canning, pendant leur séjour à Amarapoura, avaient demeure là, ce fut raison suffisante pour nous y loger.

Notre habitation, dont la superficie était d’environ cinq cents mètres carrés, était entourée d’une palissade de bambous. À l’extérieur existaient des abris servant à environ six cents soldats placés là pour nous protéger, ou plutôt pour nous surveiller. Notre demeure, dans le fait, n’était rien autre qu’un large bungalow avec de nombreux pignons et non moins de larmiers, qui, ainsi que nous pûmes bientôt nous en assurer par expérience, laissaient facilement pénétrer l’eau dans les chambres. La charpente était en bois de teck, les murs et planchers en bambou.