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terre qui sert de récipient. On répète les lavages deux fois et on porte les eaux mères à la cuisson.

Celle-ci s’opère dans de larges vases peu profonds, juste assez élevés au-dessus du sol pour qu’on puisse faire un petit feu : ces chaudières sont en fonte de Chine, métal connu par ses qualités tenaces et ductiles. Le salpêtre vient se cristalliser sur les parois des vases, d’où on le retire en les raclant avec un couteau de bois.

La plus grande partie du salpêtre est vendue au roi ; c’est un commerce libre ; cependant, si on en vendait de grandes quantités pour l’exportation, il est probable qu’on l’arrêterait à la frontière. Ce qui ne se vend pas au roi sert à faire des pièces d’artifices, car les Birmans excellent dans la pyrotechnie.

Le 29 août, nous rencontrâmes une flotte de bateaux de guerre qui accompagnait une députation nouvelle envoyée à notre rencontre. Le chef vint à bord, c’était Nan-ma-dau-woon, le gouverneur du palais de la reine ; au commencement de la guerre, il était gouverneur de Dalla, et avait été à la tête de la députation envoyée à Calcutta. Il portait une longue robe d’organdi et avait sur l’épaule un tsal-wé[1] d’or à douze rangs. C’était le fonctionnaire le plus distingué que nous eussions rencontré. Son canot avec ses cinquante-six rameurs était un spécimen modèle du genre.

Le spectacle avait un grand caractère. La flottille de canots se divisa en deux bandes, l’une restant sur la rive droite, l’autre traversant la rive gauche ; les vapeurs avançaient lentement pendant tous ces préparatifs ; nous comptâmes trois cents canots ; ils avaient en moyenne un équipage de trente hommes, le tout formant un total de neuf mille hommes, qui nous accompagnaient de leurs chants et de leur musique habituelle.

M. Spears, négociant anglais résidant depuis longtemps à Amarapoura, vint a bord avec Antonio Camaretta, Portugais de Goa, un des employés de confiance du gouvernement birman ; il est actuellement receveur des douanes dans la capitale et maître de la garde-robe du roi.

Nous débarquâmes à Sagaïn, juste en face du vieil Ava ; un bois épais, quelques pagodes blanches, quelques monastères en ruines, des remparts couverts d’herbes et de broussailles, indiquent seuls l’ancienne capitale du royaume. Aussitôt arrivés, le padre Abbona, prêtre piémontais, vint nous voir ; nous eûmes de nombreux rapports avec lui dans la suite.

Le patron du canot de guerre qui avait amené le vieux woon, et qui était monté à bord avec lui, nous avait beaucoup amusés le long de la route. C’était un gaillard gros et gras, d’un aspect désagréable, qui se prélassait avec des airs d’importance, ainsi qu’il convient à qui possède un abdomen puissant et un putso battant neuf. Sa vanité subit ici un léger échec, et nous eûmes un curieux exemple de la manière dont cela se passe en Birmanie. Au moment du mouillage, plusieurs canots, qui auraient dû être au large, se trouvèrent gêner notre manœuvre. Un des chefs prononça quelques paroles, et tout aussitôt deux de ces licteurs nus qui suivent tout personnage de marque, et dont les insignes caractéristiques sont un long et vigoureux rotin et des chapeaux en laque rouge, se précipitèrent sur notre pilote, au moment où il débarquait dans toute sa gloire, le saisirent par sa houppe de cheveux, lui lièrent les pieds et les poings, et sans souci du putso neuf et de son importance, le jetèrent, après l’avoir fort malmené, sur un tas de briques situé derrière notre demeure.

Dans la soirée, nous explorâmes la ville et ses environs. Cette ville, qui plus d’une fois fut la capitale du royaume, est fermée par une enceinte en briques tombant en ruines et entourant, au milieu d’épais bouquets de magnifiques tamariniers, quelques rares maisons. Les boutiques, plus rares encore, ne contenaient rien d’intéressant.


Paysage. — Arrivée à Amarapoura.

Les chemins des environs de la ville auraient eu parfois un aspect tout anglais, n’étaient des haies de cactus qui nous rappelaient à la réalité. M. Oldham et moi, après avoir gravi fort péniblement environ trois cents marches très-roides, par un escalier ressemblant beaucoup à celui qui décorait le fronton du temple de la Renommée dans les livres de notre enfance, nous arrivâmes à un temple ruiné, qui lui-même ne nous paya pas de notre fatigue ; mais du haut de ses terrasses nous eûmes une de ces vues qu’on n’oublie jamais. Il n’est rien sur les bords du Rhin qui puisse s’y comparer. Ici l’Irawady fait un coude brusque et s’infléchit presque à angle droit. Tantôt, étincelant comme une zone d’argent, il baigne des îles verdoyantes comme de sombres émeraudes, et semble se perdre dans les montagnes bleues qui apparaissent à l’horizon ; tantôt il rayonne ardent sous les feux du soleil, comme un fleuve d’or liquide. Devant nous, Amarapoura, enveloppée d’une vapeur légère qui couvre ses maisons de clayonnage et ses pagodes de plâtre, de cette estompe mystérieuse qui permet à l’imagination de rêver de palais de marbre, de pagodes de porphyre et d’or. Derrière ses lagunes, c’est la merveilleuse Venise ! À nos pieds des arbres splendides (il n’est pas d’arbres comme ceux de la Birmanie), d’où se détachent des pagodes, des temples éclatants de dorure ; plus loin, large comme un lac, s’étend une nappe d’eau où se reflètent la profonde verdure des coteaux et les nuages blancs qui courent dans le ciel ; puis encore le fleuve, que sillonnent les canots de guerre tout dorés et dont la musique et les chants arrivent jusqu’à nous ; plus loin encore les collines nues, abruptes, désolées de Sagaïn, où, sur chaque mamelon, se dresse un sombre monastère ou un blanc Bo-phya ; puis des îles, des temples, des villages, des collines nues, et, comme Cybèle, couronnées de tours, puis enfin de l’autre côté de l’Irawady, le vieil Ava, sombre

  1. Le tsal-wé, chaîne d’or à plusieurs rangs, est l’insigne qui distingue les nobles birmans ; il se porte attaché sur l’épaule gauche, traverse la poitrine, et vient se fixer sur le dos, derrière le bras droit. D’après le major Phayre, ce serait une modification du fil ou cordon brahmanique des Hindous.