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ment une espèce d’échelle, se rejoignent au-dessus de la vergue, et se terminent en un mât unique.

La vergue est formée d’un ou de plusieurs bambous d’une longueur énorme, très-flexibles ; elle est attachée au mât par de nombreuses drisses, de manière à se courber en forme d’arc. Le long de la vergue court une corde dans laquelle passent des anneaux servant à attacher la voile, qui, à la manière d’un rideau, se tire des deux côtés du mât. Il y a de plus un hunier installé de la même manière. La voile est de cette toile de coton légère qui sert aux vêtements des indigènes. S’il n’en était pas ainsi, il serait impossible à ces bateaux de porter l’immense voilure qui les caractérise. À Menh’la, un de ces bateaux se trouvait près du rivage, je pus mesurer sa vergue ; elle avait, tout en négligeant sa courbure, cent trente pieds (trente-neuf mètres) de long, et la surface de la voilure ne pouvait pas être au-dessous de quatre mille pieds carrés (367 mètres).

Pattshaing ou tambour-harmonica.

Ces bateaux ne peuvent marcher que vent arrière ; mais pendant la saison des pluies, le vent est presque toujours favorable à la remonte d’Irawady. Une flottille de ces bateaux filant devant le vent, avec le soleil dorant leurs immenses voiles blanches, ressemble à de gigantesques papillons effleurant l’eau.

Au-dessus de Menh’la le courant est très-violent, nos steamers remorqueurs n’avançaient qu’à grand’peine. Sur notre gauche se dressaient d’abruptes collines de grès rouge ; au pied de ces rochers, qui s’entr’ouvrent çà et là pour former de charmants vallons herbeux, apparaissaient de magnifiques arbres qui projetaient leurs ombres sur les remous de la rivière. La pagode de Myenka-taoung, déjà signalée par Crawfurd en 1824, se dresse encore à l’extrémité de la falaise, suspendue au-dessus des eaux qui minent la base des rochers sur lesquels elle est assise. C’est là qu’en 1056 fut assassiné Chaulu, roi de Pagán.

Nous nous arrêtons à Men-goon (le site du palais rustique), grand village de deux à trois cents maisons. La population entière est sur le rivage, drapeaux et bannières flottant au vent, un corps de musique jouant à tout rompre ; des bateaux dorés, d’autres embarcations moins éclatantes, mais ayant le même aspect « centipède, » circulent autour de nos vaisseaux ; les rameurs poussent des hurlements ou chantent en chœur, ce qui est la même chose ; deux ou trois individus ressemblant à des démons dansent avec frénésie sur les bancs des canots ; l’excitation générale donne à ce spectacle un caractère étrange et bizarre.

Un peu au-dessus de Men-goon, le fleuve change d’aspect, il s’étend en un immense chenal de deux à cinq milles de large (trois mille deux cents à huit mille mètres), embrassant de nombreuses îles d’alluvion ; et il conserve cet aspect jusqu’au confluent du Kyendwen.

Dans tout ce parcours, des berges élevées, des falaises escarpées de grès ou d’argile rouge encaissent la rivière à l’orient. Près du fleuve les terrains sont ravinés et tourmentés ; plus loin le sol s’élève en longues pentes ou en collines ondulées. La végétation a perdu ici son caractère tropical : rare et rabougrie en quelque sorte, elle ne se compose guère que d’une variété de zizyphus jujuba, acacia cathechu, entremêlés de ces euphorbes décharnés et de ces pâles et maladifs madars qui se rencontrent dans tous les endroits stériles et desséchés de l’Inde, depuis le Peshawer jusqu’au Pégu.

Pattshaing à baguettes.

Hâtons-nous de dire que ces falaises stériles s’ouvrent de temps à autre pour laisser entrevoir, dans l’interieur des terres, de jolis vallons perpendiculaireres au fleuve ; au débouché de tous, de verdoyants bosquets de palmiers et de grands arbres ombragent de riants petits villages dont la verte ceinture de champs cultivés et de haies bien entretenues forme un charmant contraste avec les collines stériles et nues qui les environnent.

Sur la rive droite, ces hautes terres disparaissent près Memboo, à dix-huit milles (vingt-neuf kilomètres) de Menh’la ; une immense plaine d’alluvion s’étend jusqu’aux derniers contre-forts des monts Aracan ; c’est la province de Tsalen, une des plus riches de l’empire birman.

De Men-goon, nous gagnons Magwé ; entre ces deux localités, sur des collines dénudées, brillent les blanches pagodes de Kwé-zo, auxquelles on arrive par d’interminables escaliers.