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Presque au sortir de Soôu, nous rencontrâmes la grande caravane d’Ispahan à Téhéran qui, changeant ses allures ordinaires, celles d’une sage lenteur, se mit à notre pas et ne nous quitta plus. Tout cela était irrégulier et avait besoin d’explications. Voici ce qui arrivait.

Le gouverneur d’Ispahan, Tchéragh-Aly-Khan, avait reçu l’annonce de son rappel. Il allait quitter sa ville, et ses bagages, confiés à la caravane, avaient été expédiés sur Téhéran. Mais, à peine parvenu à Gyat, cette caravane avait appris que deux cents cavaliers bakthyarys s’étaient réunis dans la montagne pour fêter les bonnes prises que le ciel leur adressait : d’une part, un envoyé européen avec des caisses de cadeaux destinés au roi… et l’imagination, Dieu merci, pouvait se donner carrière sur la richesse de ce contenu ! et de l’autre, les dépouilles du gouverneur d’Ispahan, sans compter les menus suffrages représentés par les biens des marchands de la caravane. Notre Mehmandar, heureusement, avait été également prévenu ; et c’était là le motif de ses préparatifs militaires. À Soôu, on avait craint d’être attaqué la nuit, et l’on avait retenu le matériel des tentes afin de tout escorter ensemble ; sur la route, même de jour, on redoutait une embuscade. Enfin nous arrivâmes à Kohroud sans avoir vu l’ennemi. Les Bakthyarys, informés de la bonne tenue de notre monde, reconnurent que l’affaire pourrait être plus chaude que fructueuse, et s’en retournèrent chez eux. Une fois à Kohroud, il n’y avait plus de risques à courir ; on se trouvait hors du rayon de leurs courses.

Le pays que nous traversâmes avait été réellement créé par la nature pour les expéditions du genre de celle dont nous avions été menacés. Ce n’est que défilés, descentes, montées, passages rudes et étroits. Plusieurs fois, nous nous trouvâmes mêlés aux gens de la caravane, qui croyaient ne pouvoir se tenir trop près de nous. On y voyait des moullahs sur des ânes, des femmes voilées dans des paniers, des marchands, des gens de toute sorte sur leurs chevaux. Pendant ce temps, et malgré la gravité des circonstances, Aly-Khan chassait au faucon, ce qui était aussi une manière d’observer le terrain. Il prit quelques perdrix. Nous mîmes pied à terre et nous fîmes une partie du chemin en marchant, remarquant et cueillant au milieu des rochers et des pierres de la route toutes sortes d’herbes et de plantes aromatiques. Nous avions avec nous un enfant arabe d’une dizaine d’années, Azoub, joli et bien élevé, fils d’un négociant de Bagdad. Il donnait la main à ma fille, l’aidait dans les petites difficultés du chemin, en cherchant à causer avec elle. C’étaient des mots français coupant des phrases arabes, et des rires d’oiseaux connus des enfants de tous les pays. Ainsi nous arrivâmes à Kohroud.

Toute cette journée avait été très-fraîche. Les Persans, avec leur amour immodéré pour le froid, étaient enchantés et nous vantaient Kohroud. Sans nous insurger contre cette opinion, nous en tirions des pronostics douteux pour le repos de la nuit, et nous eûmes malheureusement assez raison, car toutes les précautions possibles furent impuissantes contre la rigueur de la température. Aussi le signal du départ ne nous trouva pas récalcitrants, et, tout transis, nous montâmes à cheval, enchantés de nous éloigner de cette zone glaciale.

Après trois heures de marche employées à tourner dans une espèce de labyrinthe descendant qui nous conduisait hors des montagnes, nous débouchâmes à l’entrée d’une plaine sans limites, vaste désert couvert de cailloux, où nous fûmes pris à partie par un soleil des tropiques. L’air était pour ainsi dire enflammé. On voyait miroiter l’atmosphère, comme il arrive vers la fin d’un bal, quand les bougies brûlent sans que la flamme remue. Mais il n’y avait pas à se plaindre, tout se passait suivant la règle : nous étions dans la plaine de Kaschan, un des lieux les plus brûlés et les plus brûlants de l’Asie. Pour distraction, nous avions à chercher des yeux la grande production du pays, les scorpions, et, en effet, on en voyait quelques-uns se promenant entre les pierres qui leur servaient de domicile.

Ainsi éprouvés par un changement de température beaucoup plus complet que nous ne l’avions désiré, nous sûmes d’abord un gré très-médiocre au Mehmandar et au gouverneur de Kaschan, Mirza-Ibrahim-Kan, d’une attention délicate dont le premier acte consista à nous faire faire neuf heures de marche sous l’œil de ce soleil. À la vérité, ce fut une marche triomphale. Tout ce qui possédait un cheval à Kaschan était venu au-devant de nous, et entre autres le fils du gouverneur, Mirza-Taghy-Khan, jeune administrateur de la plus belle espérance, mais peu chargé d’années : il n’avait que six ans.

Malgré la vue de tout le peuple de Kaschan, venu au-devant de nous, y compris la communauté juive, l’impatience nous prenait un peu d’une route aussi longue, quand, à la fin, nous arrivâmes, et la première vue de notre logis dissipa comme une fumée notre mécontentement. Des murmures nous passâmes à des sentiments de gratitude très-mérités. On nous avait fait éviter l’air brûlant de la ville et on nous mettait à une demi-heure de là dans un palais nommé Fyn et appartenant au roi.

Peu de jardins sont comparables à ceux de ce délicieux séjour. Les plus belles eaux, les plus limpides, les plus fraîches, y courent dans des bassins et à travers des canaux d’émail bleu. Il ne se peut rien voir de plus gai. Un de ces bassins est petit, profond de quatre à cinq pieds, peuplé de poissons rouges et encadré dans un pavillon de peinture. L’autre, carré, a bien cinquante pas de chaque côté et la même profondeur. Le tout avec les immenses platanes ordinaires et des fleurs à profusion. Au milieu du parc, une de ces constructions à jour que les Persans appellent koulah-é-ferenghy, un chapeau européen, parce que la toiture est en effet bombée et à larges rebords, nous donnait la fraîcheur de son ombre. Auprès, s’étendaient les vastes bâtiments du harem.


Kaschan. — Ses fabriques. — Son imprimerie lithographique. — Ses scorpions. — Une légende. — Les bazars. — Le collége.

Le gouverneur nous avait fort engagés à voir Kaschan. En effet, nous n’y pouvions manquer, car Kaschan est une des grandes villes de l’empire.