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aussitôt. Le temps me manquait pour recharger ma carabine ; je voulus me servir de mon revolver ; mais dans la vivacité de mes mouvements il s’était pris de telle façon dans ma ceinture avec des branches de saule, que je ne pus immédiatement l’en retirer. Je ne perdis cependant pas la tête, et ayant saisi ma hache, j’en assenai un violent coup sur la tête de l’assaillant. Un de ses yeux fut atteint et son sang vint m’inonder. Il tomba à terre et y resta environ trois secondes, se tordant dans les convulsions de la rage. Pendant ce temps, je parvins à dégager mon revolver, et me voyant maître de la place, puisqu’il devenait évident que l’ennemi ne monterait pas à l’assaut, je pris tout mon temps pour viser et lui crever l’autre œil. Dès lors, je pus facilement venir à bout de la terrible bête. Privée de la vue, elle tournait constamment autour de mon tronc de saule en déchirant l’écorce de ses puissantes dents et de ses griffes. Enfin, un dernier coup de carabine mit fin à son agonie qui s’était prolongée durant plus de vingt minutes, pendant lesquelles il avait mis à découvert les racines de mon saule. Il en avait arraché de si énormes morceaux que l’arbre en avait éprouvé de violentes secousses.

L’ours gris est, par sa force, le roi ou le tyran des animaux des montagnes Rocheuses et des grandes prairies américaines ; il n’est pas rare d’en rencontrer pesant cinq cents kilos. Ils ne montent pas sur les arbres comme ceux des autres espèces et ne sont pas aussi intelligents. Leurs longs poils sont d’un gris rougeâtre, et leurs oreilles pointues, leurs yeux féroces tirent sur le brun rouge ; leurs pattes dépassent onze pouces de long, et chaque griffe, recourbée en croissant, en a six. Je coupai à ma victime ces formidables défenses et lui cassai les dents à coups de hache, afin de m’en faire un trophée comme les Indiens. Je lui ouvris le ventre pour suivre, en vrai chasseur, le trajet de mes balles dans son corps : le cœur et les poumons avaient été traversés trois fois. J’étais ainsi occupé quand mes Indiens et leurs squaws arrivèrent et se mirent à danser une ronde échevelée autour de nous, en chantant une chanson dont je crus reconnaître le caractère gastronomique dans certains mots indiens qu’ils prononçaient souvent. Je les laissai faire, et m’étant assis sur les flancs rebondis de mon ours, je me joignis au chœur. Voyant ma bonne volonté, ils vinrent me prendre par la main et m’entraînèrent dans leur ronde ; je cédai de bonne grâce, et ils en parurent enchantés.

Au moment de nous séparer, un de ces Indiens qui savait un peu d’espagnol, me fit un discours emphatiquement sentencieux qu’il termina par cet aphorisme de circonstance : « La reconnaissance est une vertu peau-rouge ; l’ingratitude a le visage pâle. » Je m’éloignai ne sachant que répondre à une parole aussi sensée… Deux jours plus tard j’aurais pu le faire ; car deux jours plus tard j’étais bel et bien abandonné dans le désert et dévalisé de mes menus bagages par l’Indien même dont j’avais sauvé la femme et l’enfant, et qui avait tenu à m’accompagner en qualité de guide. Ce n’est pas tout ; le lendemain au lever du soleil, je rêvais bien moins à ce mode indien de gratitude qu’à la patrie dont j’étais séparé par plusieurs milliers de lieues, quand je fus tout à coup tiré de mes douces pensées par le sifflement d’une flèche qui vint s’enfoncer dans la terre à un pas de moi. L’inclinaison qu’elle avait gardée me porta à jeter les yeux du côté d’où elle pouvait être partie, mais je ne pus apercevoir l’auteur de cette agression. À quelques instants de là, une autre la suivit, paraissant toujours venir du même point, qui était une éminence escarpée, couronnée par un plateau élevé de soixante mètres sur ma droite. Cette seconde flèche était venue s’enfoncer dans le tronc de cèdre où j’étais appuyé et à quelques pouces de mon épaule ; ceci devenait compromettant. Je me levai et allai me cacher derrière un tronc d’arbre, m’en servant comme d’un bouclier contre mon agresseur invisible ; en avançant tout doucement la tête entre les branches, je vis effectivement un Indien, que je reconnus pour mon ingrat voleur, qui, le corps caché derrière un bloc de rocher, cherchait à découvrir l’endroit ou je m’étais embusqué. La pointe rougeâtre de ses flèches me fit juger qu’elles étaient empoisonnées ; mon parti fut alors bientôt pris : je l’ajustai, et ma balle l’atteignit un peu au-dessus de l’aisselle droite. Il s’affaissa sur la roche et y resta suspendu le haut du corps et les bras pendants. Ayant alors jeté ma carabine en bandoulière, je grimpai vers lui en m’accrochant aux aspérités des rochers et aux racines ; mais comme le passage était difficile, il s’écoula assez de temps pour lui permettre de revenir à lui avant que j’eusse atteint le haut du rocher. Avec une agilité qui me surprit, dans un homme aussi grièvement blessé, il gagna le plateau sans qu’il me fût possible de lui envoyer mon second coup de feu, embarrassé que j’étais par la difficulté du terrain. Quand je fus arrivé sur le plateau, il était déjà à près d’un quart de mille, fuyant dans la plaine. Le suivre eût été une folie. Je me contentai de lui envoyer, en forme de souhait de bon voyage, une balle conique de mon coup à grande portée, mais sans l’arrêter, car il avait trop d’avance sur moi.

Je descendis, et en passant à côté de la roche homicide où je l’avais frappé, je la trouvai encore teinte de son sang. Après avoir fait un mauvais déjeuner, je repris, triste et préoccupé, ma route au travers de la forêt. Le lendemain, vers onze heures, un bruit vague et confus attira mon attention ; peu rassuré, j’attachai mon oreille au sol et pus me convaincre bien vite qu’un parti de guerre indien était sur mes traces, car la brise m’apportait le son de leurs voix encore lointaines. La fuite était impossible. Me cacher eût été chose inutile, et m’eût attiré le mépris des Indiens. Me confiant donc dans ma bonne étoile, j’attendis de pied ferme, le dos appuyé à un arbre et la face à l’ennemi. Quelques minutes après, ils étaient à soixante pas de distance de moi. Alors commencèrent à tomber à mes côtés plusieurs flèches dont je fus garanti par les arbres qui me couvraient. Mon premier mouvement fut de me défendre à l’aide de mon revolver et de ma carabine ; mais quand je les vis se rapprocher peu à peu et m’assaillir de leurs traits empoisonnés, je songeai à me rendre ; car je rêvais à la patrie, douce pensée qui me conseilla la prudence. Je déposai mes armes au