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masse d’un gris sale, qui, s’étant relevée pour se jeter à l’eau, devint bientôt un ours gris, effroyable bête, la terreur des cœurs timorés, et le roi des animaux de ces régions ; il nageait avec une telle vigueur qu’il fut bientôt très-près de la dernière des squaws, pauvre jeune mère traînant à la remorque deux petits jumeaux, qui criaient quand ils n’avaient pas la bouche remplie d’eau. Les Indiens, de leur côté, lançaient des flèches empoisonnées ; mais la distance qui les séparait étant encore trop grande, l’ours n’en fut pas atteint.

Devant cette scène déchirante, je ne pus rester spectateur calme et égoïste ; je sortis de ma cachette, et après avoir appelé et forcé les Indiens, fort disposés d’abord à la fuite en me voyant, à continuer ferme le jeu de leurs arcs, je plaçai ma bonne carabine dans la fourche d’un saule pour plus de précision dans mon tir, et j’ajustai à cent vingt mètres ; ma balle atteignit l’horrible tête du monstre, et je le vis la tremper dans l’eau de la rivière, qui devint rouge de sang. Sa course se ralentit visiblement. Ayant ensuite saisi un Indien qui me paraissait le mari de l’infortunée squaw, je le poussai à l’eau pour le contraindre à aller porter secours à cette malheureuse, qui, paralysée par la peur et arrêtée par son fardeau, avait beaucoup de peine à nager. Je fus cependant obligé de le menacer de mon revolver pour l’y forcer. J’épaulai ma carabine, et une autre balle de fer arriva encore dans la tête du grizly-bear[1], et l’arrêta assez à temps pour permettre à l’Indienne de gagner la rive. En y mettant les pieds elle tomba presque asphyxiée. Je fis signe aux trois Indiens, père, frère et mari de cette infortunée, de la porter dans la forêt et de la mettre en sûreté. Enhardi par mon premier succès, je voulus faire plus intime connaissance avec un gibier si terrible ; je coulai vivement deux lingots dans ma carabine, et l’ayant jetée en bandoulière, je m’élançai sur un des saules qui bordaient la rive, j’y étais à peine installé et n’avais pas encore eu le temps de me fixer à une de ses branches au moyen de ma ceinture, dans la crainte que mes pieds ne vinssent à glisser, que le monstre dressé le long du tronc du saule, la gueule fumante, me couvrait déjà de son haleine fétide. À cette époque, j’ignorais encore que les grizly-bears ne montent pas sur les arbres ; aussi, dans ma crainte et dans le but de l’arrêter, je lui déchargeai à un mètre de distance, successivement, mes deux coups de feux dans son énorme gueule béante, une de mes balles lui traversa la mâchoire, en sortant par le cou, l’autre s’enfonça dans son large poitrail ; il poussa un rugissement terrible, et en faisant un violent effort pour m’atteindre, il retomba sur le dos au pied du saule. Cependant il se redressa presque

Un cañon ou passage de la Sierra-Wah. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations.
  1. Grizly-bear, ours gris.